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1.2 Conceptions et tendances pour une éducation à la citoyenneté

L’école peut être considérée comme l’institution par laquelle sont transmises, d’une génération à l’autre, les normes, les valeurs de la société dont elle est le reflet (Durkheim, 1992, 2001b), mais elle peut également être envisagée comme le lieu dans lequel se construit la société future, à la lumière de l’analyse critique de la société présente (Dewey, 1967). L’école serait alors le reflet de la « société anticipée », c’est-à-dire, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle aspire à être. À ces conceptions du rôle de l’école correspondent des théories de l’apprentissage que l’on peut situer aux deux extrémités d’un continuum et qui renvoient aux deux principaux courants de pensée qui modélisent des théories de l’apprentissage : le béhaviorisme et le cognitivisme, dont on verra dans le prochain chapitre qu’il pose les fondements du constructivisme.

Pour résumer, disons que s’agissant du béhaviorisme radical, tout est centré sur les savoirs formels que l’élève doit assimiler, par inculcation. Les connaissances et les valeurs sont transmises par un enseignant qui en maîtrise le contenu (théories « rationalistes », « réalistes » ou, académiques). Pour les comportementalistes (Skinner), qui prolongent les travaux sur les réflexes conditionnés (stimulus-réponse) et reposent sur le « conditionnement opérant » et le « renforcement », l’apprentissage est vu comme un processus par lequel les individus adaptent leur comportement aux exigences de l’environnement. Cette théorie de l’apprentissage repose sur une conception selon laquelle les comportements des êtres vivants sont conditionnés par des stimuli, venus du monde extérieur. Au plan pédagogique, il convient alors de segmenter le contenu à enseigner en petites unités de connaissances et d’associer à chacune d’elles une fonction précise. Il est reproché à cette théorie de ne considérer dans l’activité d’apprentissage que les données observables du comportement extérieur, sans tenir compte de ce qui se passe dans la conscience de l’apprenant.

Dans la perspective cognitiviste, l’apprenant est acteur de son apprentissage, il construit de nouveaux savoirs à partir de ses savoirs expérienciels; l’éducation consiste alors à l’accompagner et le guider dans son processus d’apprentissage.

À la différence d’une conception du savoir considéré comme le cumul des connaissances antérieures élaborées par l’homme au fil du temps, les théories cognitivistes posent que la connaissance ne peut exister sans être re-construite par celui qui apprend. Cela ne signifie en rien le rejet de toute connaissance du patrimoine historique, mais cette histoire continue à se construire. De ce point de vue, le comportement humain n’est pas une simple adaptation à l’environnement, mais le résultat d’un processus interactif de construction de cet environnement. Cette approche donne à l’ « apprenant-acteur » une place centrale dans la production de ses connaissances. Cette perspective, dont s’inspire largement la réforme éducative en cours au Québec comme ailleurs, alimente du reste l’essentiel des débats qui opposent ce que d’aucuns appellent le « traditionalisme » au « pédagogisme ».

De même que les conceptions du rôle de l’école dans la société influent sur la manière dont on envisage l’éducation, les représentations que l’on a de la citoyenneté influencent la façon de concevoir la formation qui y prépare. La citoyenneté est un concept polysémique, difficile à circonscrire, car il fait appel à nombre de champs disciplinaires : sociologie, philosophie, histoire et politique, pour ne parler que de ceux-ci.

Très schématiquement, on peut dire que selon une première tendance, dite « républicaine », le « bon citoyen » est celui qui respecte les règles et les lois, connaît les bases de l’histoire nationale et les symboles qui s’y rattachent (hymne national, drapeau, etc.), qui est prêt à s’engager dans une « guerre juste », à se battre pour défendre sa patrie. Ce citoyen participe à la délibération sur les questions d’intérêt public en ayant comme préoccupation première la recherche du bien commun plutôt que sa satisfaction personnelle. Cette citoyenneté, exige de la part de l’individu, un respect de la volonté collective et des règles qui en découlent.

Selon une deuxième tendance communément appelée « libérale », inspirée des idées de Locke, le citoyen est avant tout titulaire de droits inaliénables dont le pouvoir politique ne saurait le priver.

Les hommes sont tous, par nature, libres, égaux et indépendants […] et nul ne peut être dépossédé de ses biens, ni soumis au pouvoir politique d’un autre, s’il n’y a lui-même consenti. Le seul procédé qui permette à quiconque de se dévêtir de sa liberté naturelle et d’endosser les liens de la société civile, c’est de passer une convention avec d’autres hommes. (Locke,1967, chapitre VIII, par. 95).

L’accent est mis, ici, sur la dimension juridique, les droits ayant pour fonction de protéger l’individu « contre l’empiétement de sa sphère d’autonomie privée par ses concitoyens et, surtout par l’état lui-même. » (Weinstock, 2000, p.18). Cette conception, qui s’apparente à l’économie générale des instruments internationaux [4], place les droits de la personne au premier plan. Selon cette conception, la citoyenneté privilégie le respect de règles qui protègent les intérêts de l’individu et place la souveraineté de celui-ci comme principe démocratique de base.

Pour Bîrzéa

À concevoir dans la perspective de l’État, la citoyenneté signifie, loyauté, participation et service au bénéfice de la collectivité. À replacer dans la perspective de l’individu, la citoyenneté se traduit par liberté, autonomie et contrôle politique des pouvoirs publics » et, ajoute-t-il, « ce sont là les deux versants inséparables de la citoyenneté. (Bîrzéa, 1996, p.16)

Nous partageons ce point de vue selon lequel ces deux conceptions de la citoyenneté sont complémentaires, même si elles peuvent paraître contradictoires ; en effet, le rapport entre les libertés individuelles et le bien commun est au cœur même de la réflexion sur la citoyenneté et les règles qui en découlent.

La question éminemment politique du bien commun s’incarne dans la tension entre individus et institutions, entre les valeurs universelles et revendications particularistes, elle interroge l’identité collective et l’attachement aux principes fondamentaux de la démocratie et soulève le débat sur la liberté individuelle et la vie en société. On voit combien les règles, sur la base desquelles s’établissent les relations entre les membres de la société sont au cœur des tensions.

Cette présentation succincte des deux grandes tendances ne doit cependant pas faire perdre de vue que le concept de citoyenneté a évolué au fil des débats, tant dans ses dimensions politique, juridique, culturelle que sociale et que cette évolution s’inscrit dans des contextes sociaux et nationaux particuliers. Sans faire ici une analyse sociohistorique de cette évolution, il nous semble utile de rappeler sommairement que le regain d’intérêt pour la citoyenneté, s’inscrit dans un contexte où les sociétés occidentales ont connu des changements majeurs. Ces changements, nous dit Hénaire, sont multiformes ;

ils concernent aussi bien le champ de l’économie que celui de la politique, de l’« explosion » des savoirs que de l’émergence de nouvelles valeurs, pour ne nommer que ceux-là. Ils s’inscrivent dans la dynamique de la mondialisation des rapports économiques, politiques, sociaux ainsi que culturels et remettent en question, sur le plan prospectif, l’avenir des sociétés. (Hénaire, 1998, p.19).

C’est dans ce contexte, que « La citoyenneté est perçue à la fois comme un problème et comme une solution à bon nombre de maux sociaux des démocraties modernes ». (Duquet, Audet et CSE,1998, p.14). En effet, la citoyenneté, souvent associée à une « crise du lien social », est aussi vue comme la « source du lien social » pour emprunter à Schnapper (1997, p.11).

Ces différentes conceptions du rôle de l’école et acceptions du concept de citoyenneté influent sur la façon d’envisager l’éducation qui veut en paver la voie et inversement. Là encore, on peut distinguer deux grandes tendances qui se situent aux deux extrémités d’un continuum sur lequel peuvent s’envisager tous les points de vue intermédiaires. Pour schématiser le plus possible, disons qu’à l’une des extrémités se trouvent ceux pour qui l’éducation à la citoyenneté doit se concrétiser par un retour aux règles de la morale, aux valeurs traditionnelles que sont le goût de l’effort, le respect de la discipline, la soumission à la loi et la conscience de ses devoirs. Cette façon de concevoir l’éducation à la citoyenneté s’apparente à ce qu’on a longtemps qualifié « d’instruction civique » et que Hénaire (1996) qualifie d’« alphabétisation patriotique ». Il s’agit ici, de perpétuer sa propre culture en transmettant un sentiment d’appartenance à la patrie. Les savoirs, notamment, ceux reliés aux institutions politiques (locales et nationales), sont la priorité d’un enseignement qui met l’accent sur l’obéissance aux règles collectives que nul n’est sensé ignorer.

À l’autre extrémité, cette éducation est considérée comme un moyen de transformer l’institution scolaire pour qu’elle réponde mieux aux exigences de la démocratie fondée sur la participation et le débat. Cette conception attache une importance particulière au développement d’attitudes et de comportements respectueux des droits de la personne ; elle se préoccupe de l’expérience de chacun et par conséquent, se concentre sur la qualité de la relation pédagogique.

Pour Audigier,

Nous serions ainsi passés d’une conception de la citoyenneté qui mettait en avant les sentiments d’appartenance et où l’éducation correspondante accompagnait la transmission de ce sentiment par un accent très fort mis sur l’obéissance aux règles collectives, [à] une conception plus individualiste et plus instrumentale de la citoyenneté, une citoyenneté qui privilégie la personne et ses droits et place en second plan l’affirmation des identités collectives partielles, au sens géographique et culturel, portées par les États.(Audigier, 2000, non paginé).

Nous sommes ici au cœur de la difficile question de la tension permanente entre les libertés individuelles et l’institution ; entre la particularité des opinions subjectives et les règles qui régissent les rapports sociaux. Un point névralgique pour l’école qui doit préparer les jeunes à vivre dans « une société basée sur un contrat social qui vise à rendre compatibles les libertés individuelles et l’organisation sociale » (MEQ, 1997, p.33).

Ce rapide survol des tendances en matière d’éducation à la citoyenneté ne prétend pas à l’exhaustivité ; il s’appuie plutôt sur les écrits retenus pour leur pertinence eu égard l’objet de cette recherche. Ceux-ci révèlent la complexité des enjeux (politiques, sociaux, éducatifs) que soulève la question des règles. Si les points de vue divergent, ils semblent au demeurant tous convenir du fait que l’éducation à la citoyenneté est par définition normative et que l’apprentissage des règles est nodal dans cette démarche. L’éducation à la citoyenneté, écrit Bîrzéa, « nécessite en permanence l’existence d’un code normatif, point de référence ou langage commun permettant de réglementer les situations quotidiennes. » (Bîrzéa, 2000, p.29).

La mise en relation de cette vue d’ensemble et du contexte historique qui a précédé la réforme éducative au Québec, permet de préciser les orientations ministérielles en matière d’éducation à la citoyenneté. En effet, l’insistance du MEQ, au cours des dernières années, sur la participation des élèves à la vie de l’école et la promotion de leurs droits et obligations, d’une part et les fondements, résolument socioconstructivistes de la réforme actuelle, d’autre part, inscrivent l’éducation à la citoyenneté dans une perspective qui s’apparente à une conception libérale qui privilégie la personne et ses droits. Sans entrer ici dans les débats qui opposent les tenants d’une vision libérale défenseurs des droits individuels à ceux qui voient dans le bien commun une réponse aux problèmes soulevés par l’individualisme, on peut s’attendre à ce que, dans un cas, comme dans l’autre, les règles soient respectueuses des droits des élèves. De plus, dans la conception libérale que semble privilégier la réforme, les règles ne sont légitimées que lorsqu’elles sont consenties par ceux et celles qui acceptent de s’y soumettre pour le bon fonctionnement démocratique de l’institution. De ce point de vue, il serait cohérent de soumettre les règles à l’approbation des élèves, voire, comme le suggère une approche de type socioconstructiviste, leur permettre de prendre part au processus de leur élaboration. Mais qu’en est-il actuellement?


[4] Il s'agit ici d'instruments (Déclarations, Pactes, Conventions...) relatifs au droit international des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies.