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1.3 Le problème et la question de recherche

Le questionnement qui a conduit à cette recherche, tire son origine de notre expérience d’enseignante auprès d’adolescents en difficulté d’adaptation socioscolaire et s’appuie sur les résultats d’une recherche exploratoire sur les représentations d’élèves du secondaire vis-à-vis de l’espace qui leur est réservé pour s’exprimer à l’école (Truchot, 1999). Au cours des entretiens de recherche qui portaient sur la liberté d’expression, tous les répondants ont évoqué la question des règles. La plupart d’entre eux prétendent qu’un certain nombre de règles et de principes (respect, égalité, justice) qui leur sont prescrits, ne sont, par ailleurs, pas respectés par les adultes qui ont la charge de veiller à leur application. De plus, ces adolescents questionnent la légitimité de certaines règles qu’ils interprètent comme des « caprices » de ces mêmes adultes. Ces allégations rejoignent les propos de Meirieu et Guiraud (1997) qui dénoncent l’incohérence de l’institution scolaire qui demande aux élèves de respecter des règles qu’elle-même ne respecte pas. En outre, aux yeux des élèves, ces règles ne sont jamais objet à débat. Ne se sentant ni écoutés ni respectés, ils disent subir l’autorité comme un abus de pouvoir ; ce faisant, ils ne prêtent que peu ou prou de légitimité à certaines des règles en vigueur dans l’école. Or, nous dit Estrela

De la compréhension de la légitimité de la règle dépend la probabilité qu’elle soit acceptée et respectée. Si la règle n’est pas considérée comme légitime, elle apparaît aux yeux des élèves comme une décision arbitraire du professeur et ne sera respectée que de façon coercitive. (Estrela, 1994, p.55).

Il convient ici de rappeler brièvement les caractéristiques de cette période de la vie au cours de laquelle se dessine l’avenir social et personnel de l’individu. L’adolescence est l’âge des mutations, tant physiques que psychiques, celles-ci affectent l’identité personnelle et sociale en construction (Erikson, 1968). C’est aussi l’âge des revendications, des provocations, parfois de la révolte contre les adultes et les règles qu’ils imposent.

Si l’on réfère à la théorie de Piaget sur les stades d’évolution du jugement moral chez l’enfant, l’adolescent aurait atteint le stade auquel les règles sont respectées parce que comprises dans leur nécessité et fondées sur le respect mutuel. À cet âge, la réciprocité prend le pas sur l’obéissance et une morale de la contrainte. Piaget observe « une diminution graduelle des préoccupations d’autorité et une augmentation corrélative du besoin d’égalité. » (Piaget, 1978, p.229). L’aspiration à l’autonomie qui se manifeste à l’adolescence se conjugue avec le développement de la pensée formelle (hypothético-déductive) qui se prolongera toute la vie ultérieure et, au cours duquel, l’individu se dégage du réel et devient capable de manipuler et d’organiser les idées. L’accès à la pensée formelle apporte « une dimension de plus dans le maniement de ce que l’on pourrait appeler les valeurs idéales ou supra-individuelles » (Piaget, 1997, p.120) et au nombre desquelles Piaget mentionne le sens de la justice sociale et la solidarité. Toutefois, ce n’est pas l’obéissance aux règles imposées, mais la coopération qui conduit à l’éthique de la solidarité et de la réciprocité, il faut donc octroyer des pouvoirs de plus en plus étendus aux adolescents de manière à ce qu’ils expérimentent dans le concret de la vie sociale ce qu’est « l’être collectif ».

Cette période, au cours de laquelle l’adolescent expérimente divers rôles sociaux à la recherche de ses propres limites, est propice à certaines conduites transgressives qui participent de son besoin d’autonomie. C’est pourquoi plusieurs psychologues (Erikson, 1968 ; Selosse,1978 ; Cusson, 1981) jugent ces conduites comme étant « normales » à cette étape de la vie qui représente une période de « moratoire psychosocial ». Les rebuffades, qui font partie de cette étape, constituent pour plusieurs des « rites de passage », marquant l’appartenance à un groupe. Néanmoins, à l’école, ces conduites sont vues comme des transgressions et les élèves qui les adoptent sont désignés comme déviants.

À l’heure où des voix demandent à l’école de devenir un des ancrages constitutifs du lien social, entre autres par le biais de l’éducation à la citoyenneté, l’institution scolaire ne peut, semble-t-il, échapper à la question de l’apprentissage des règles pour vivre ensemble.

Cette question qui est devenue centrale pour beaucoup de pays dans le monde, revêt une dimension particulière au Québec où, faisant écho à un discours ambiant, les réformes successives ont insisté sur la participation des élèves à la vie de l’école et la promotion de leurs droits et obligations. Si par ailleurs, on se réfère aux orientations de la réforme qui préconisent des approches de type socio-constructiviste et mettent de l’avant la préparation des élèves à leur rôle de citoyen dans une société démocratique, le cadre normatif de l’école devrait, dans cet esprit, refléter les principes démocratiques, ce qui ne semble pas toujours être le cas.

En effet, il semblerait que les règles en vigueur à l’école secondaire soient perçues par les élèves comme étant souvent arbitraires (Houssaye, 1996), illégitimes (Estrela, 1994), voire injustes (Defrance, 1988 ; Mougniotte, 1994 ; Cerda et Assaél, 1998 ; Dubet, 2000a, b ; Houssaye, 1996). Pour plusieurs auteurs (Defrance, 2002 ; Mougniotte, 1994) l’école est un lieu de « non-droit », où le respect des règles s’apparente davantage à une « soumission forcée » qu’à une forme de contrat impliquant la réciprocité. Defrance (1988, 2002, 2003) attire l’attention sur des principes fondamentaux du droit habituellement négligés à l’école : la loi est la même pour tous (les règles sont différentes pour les enseignants et les élèves, ex. Retard) ; nul ne peut se faire justice soi-même (ce que fait pourtant l’enseignant dans sa classe) ; nul ne peut être juge et partie (l’enseignant est tour à tour « juge » et « partie » : il enseigne, contrôle et sanctionne l’apprentissage). Ce constat repose, toutefois, sur des observations d’adultes. Mais, si tel est le cas, l’école ne peut pas éduquer à la citoyenneté au sens où l’entend le MEQ, c’est-à-dire former des citoyens actifs et responsables « en leur apprenant leurs droits et leurs devoirs, le respect des règles communes et l’ouverture à la diversité » (MEQ, 1996, p.5). La défiance des élèves vis-à-vis de règles établies peut en effet, représenter un frein, voire un obstacle à l’atteinte des objectifs de participation à la vie de l’école et de valorisation des règles de vie en société. Et on peut s’attendre à ce qu’à cet âge charnière, les adolescents réagissent plus ou moins violemment à l’autorité des adultes.

En tant que référent de l’éducation à la citoyenneté, les règles jouent par ailleurs, un rôle déterminant pour le bon fonctionnement de l’institution scolaire et la qualité de l’enseignement. Si de plus, l’on considère les orientations socioconstructivistes dont s’inspire largement la réforme éducative au Québec, la connaissance des représentations qu’ont les élèves des règles devient dès lors déterminante pour fournir des repères tangibles à ceux qui ont la responsabilité de mettre en œuvre l’éducation à la citoyenneté prévue dans la réforme (décideurs, personnel éducatif). Or, il est regrettable de constater l’absence de recherches sur cette question alors même qu’on observe un intérêt grandissant pour les représentations des acteurs, et que les orientations générales des réformes éducatives - qui font explicitement référence au socioconstructivisme - insistent sur la nécessité de prendre appui sur les ressources cognitives et affectives des apprenants (MEQ, 2000a). Pour pallier l’absence de travaux ayant pour objet les représentations des élèves au sujet des règles, la présente recherche tente d’apporter des éléments de réponse à la question suivante.

Quelles représentations ont les élèves des règles à l’école?

Ce questionnement de départ commande d’explorer les concepts en jeu, afin de préciser les fondements théoriques sur lesquels s’appuie cette recherche.