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CHAPITRE II

FONDEMENTS THÉORIQUES

Les fondements théoriques, dont il est question dans ce chapitre, traitent des considérations d’ordres épistémologique et conceptuel qu’il convient d’expliciter dans le but de préciser l’objet de cette recherche. La première partie de ce chapitre (2.1), consacré à l’orientation épistémologique empruntée, expose les conceptions qui ont présidé à l’ensemble de la démarche à partir des différents courants qui participent du paradigme constructiviste. La deuxième partie (2.2), qui examine les concepts en jeu dans cette recherche, comporte deux sous-parties consacrées respectivement à chacun de ces concepts. Celui de représentation est présenté à travers son évolution (2.2.1), tandis que le concept de règle est envisagé dans ses dimensions éducative et juridique (2.2.2). La dernière partie de ce chapitre (2.3) examine les travaux de recherche qui se sont intéressés aux représentations d’élèves du secondaire et dont l’objet est en lien avec les règles.

2.1 Considérations épistémologiques

Le choix même de l’objet de cette recherche présuppose une perspective qui confère aux représentations et à l’interprétation une fonction déterminante ce qui donne au départ une orientation à la démarche. Toute recherche s’inspire des conceptions du chercheur ; selon le type de paradigme (positiviste, relativiste, constructiviste) auquel il se réfère, ses questions seront différentes et ses réponses ne mettront pas en exergue les mêmes phénomènes ou les mêmes aspects de celui-ci. Ainsi, par exemple, d’un point de vue positiviste, il existe une réalité objective faite d’objets extérieurs au sujet qui l’observe, ce qui conduit le chercheur à identifier des relations invariables entre des faits ou des phénomènes observables en vue de dégager des lois ayant une valeur universelle. Mais, cette quête d’une réalité objective s’accompagne trop souvent d’une minimisation, voire d’un déni de la subjectivité du chercheur. À l’inverse, le constructivisme, dans sa forme radicale, nie l’existence d’un monde objectif, extérieur à la conscience. De ce point de vue emprunt de relativisme, il n’y aurait pas de vérité objective, mais seulement des vérités subjectives qui n’ont pas à être confrontées au réel puisque toutes les positions se valent. Pour notre part, nous ne contestons pas l’existence de réalités objectives à portée universelle (la loi de la gravité en est un exemple). Mais, à la différence de l’optique positiviste qui pose l’objectivité comme une condition sine qua non de la connaissance scientifique, il n’est pas ici question d’oblitérer la subjectivité du chercheur, « il s’agit surtout d’être objectif par la reconnaissance de sa subjectivité et par l’objectivation des effets de cette subjectivité » (Van der Maren,1996 p.119). Le chercheur n’est donc plus extérieur à son objet de recherche, il en est même le « principal instrument ».

Le cheminement qui nous a conduite à circonscrire l’objet de cette recherche participe d’une conception du monde, de la science et de la connaissance qui s’apparente à plusieurs égards au constructivisme, ce qui sous-tend une distanciation, laquelle passe notamment par une analyse des différents courants qui constituent ce paradigme.

Le constructivisme, qui trouve principalement sa source dans les travaux de Piaget (1896-1980) est d’abord et avant tout une posture épistémologique. L’incontournable contribution de ce pionnier en matière de développement de la pensée scientifique a donné lieu à plusieurs thèses, dont la plus importante pour le constructivisme qui s’en est inspiré, pose que les connaissances scientifiques ne sont pas le simple reflet d’une réalité toute faite, mais qu’elles s’enracinent dans l’activité humaine et dans l’organisation biologique qui la supportent. En expliquant par l’existence de stades successifs l’apparition chez l’enfant de formes de représentation élaborées des réalités abstraites (numériques, logiques, spatiales, causales ou relevant de la morale), Piaget démontre que la logique, de même que les règles de conduite sociale, sont antérieures à la constitution des sciences. Et, partant, ce n’est qu’en agissant sur son environnement que l’enfant va progressivement acquérir les formes de la pensée et les normes qui lui permettront de s’adapter au monde qui l’entoure, de l’expliquer, d’y apporter des changements. Piaget met ainsi en évidence

le caractère fondamentalement assimilatoire de la connaissance : nous cherchons perpétuellement à créer le monde à notre image, à le contenir dans les structures dont nous disposons et qui nous constituent ; nous cherchons continuellement à nier l’altérité, à faire du même avec ce qui est autre. (Pépin, 1994, p.66).

Il en découle que la représentation qu’on se fait d’une réalité externe est sans cesse interprétée et comparée aux expériences antérieures ou aux structures cognitives déjà en place afin d’élaborer une nouvelle structure, si le sujet le juge nécessaire pour les fins qu’il poursuit.

Le constructivisme piagétien ayant inspiré plusieurs auteurs, il trouve un prolongement dans tant de variantes, qu’on peut dire qu’il y a presque autant de « constructivismes » que de « constructions », celles-ci mettant tantôt l’accent sur la dimension individuelle, tantôt sur la dimension sociale. Ces diverses interprétations, dont on ne peut ignorer la dimension culturelle, ont inspiré différents courants qu’il ne s’agit pas tant d’opposer que de conjuguer en vue de dégager une position mitoyenne.

Ainsi, le constructivisme radical, dont Glasersfeld (1988, 1994) est, avec Watzlawick, l’un des principaux théoriciens, soutient que le savoir est construit en dehors de toute influence sociale et provient exclusivement d’une organisation du monde issue de l’expérience individuelle de chacun. On ne peut donc pas connaître la réalité indépendamment de l’observateur dont les connaissances servent l’atteinte de ses buts. Pour cet auteur, les connaissances n’ont de sens que si elles sont « viables », c’est-à-dire « qu’elles servent à l’accomplissement d’une tâche, ou encore à l’atteinte du but que l’on aura choisi » (Glasersfeld, 1994, p.22).

Dans cette perspective, la connaissance construite par une personne ne reflète pas une réalité ontologique, mais l’organisation d’un monde élaboré à partir de ses expériences tant physiques que sociales.

Le constructivisme radical tente [en effet] de développer une théorie de la connaissance qui ne repose pas sur le postulat traditionnel selon lequel l’activité de connaître conduirait à une représentation « vraie » d’un monde existant en lui-même et par lui-même indépendamment de l’agent connaissant. (Glasersfeld, 1994, p.58).

En d’autres mots, nous « inventons » à proprement parler nos réalités individuelles, sociales et scientifiques (Wastzlawick, 1988) à travers nos représentations. Mais, si tout est construit par l’individu et qu’il n’existe pas de réalité qui lui soit extérieure, la tentation est grande de nier toute forme de réalisme ; ce qui comporte le risque de conduire à un « relativisme cognitif » ou « relativisme épistémique » que Sokal résume de la façon suivante : « la vérité ou la fausseté d’une affirmation serait relative à un individu ou à un groupe social et là donc la science moderne ne serait qu’un mythe, une narration ou une construction sociale parmi d’autres. » (Sokal, 2000, non paginé).

À l’instar des théories piagétiennes, le socioconstructivisme et ses variantes - telles, la phénoménologie sociale (Schutz, 1987), le constructionnisme sociologique ou l’interactionnisme (Bruner, 1996) - posent que la connaissance est une construction mais, elle mettent l’emphase sur la dimension sociale de cette construction. Ainsi, Lev Vygotzky (1896-1934)(5), psychologue russe né la même année que Piaget, en 1896, s’éloigne de la conception de ce dernier en abordant le développement cognitif sous l’angle de l’action structurante des interactions que le sujet vit dans son environnement social et culturel. Dans ses travaux, qui n’ont été publiés que dans les années 60-70 en Amérique du Nord et, dans les années 80, en Europe, car censurés par l’URSS des années 30, il critique la position de Piaget, qui « ne tient pas assez compte de l’importance de la situation sociale » (Vygotsky et Piaget, 1985, p.132). Il considère que les règles découvertes par Piaget ne sont pas « des lois éternelles de la nature, mais des lois historiques et sociales. » (Vygotsky, 1985, p.132). Du point de vue de Vygotsky, le développement des fonctions mentales supérieures, envisagées surtout à travers leurs histoires sociales et leur ancrage culturel, découle de l’activité sociale. Ce n’est donc plus le développement qui précède l’apprentissage, mais l’apprentissage qui permet le développement : « la vraie direction du développement ne va pas de l’individuel au social, mais du social à l’individuel. (Vygotsky, dans Johsua et Dupin, 1993, p.106).

Rappelons ici que la pensée éducative de Piaget - qui a survécu 46 ans à Vygotzky - s’est orientée vers la coopération et le développement de l’esprit de solidarité, laissant ainsi une large place aux interactions sociales. D’ailleurs, les travaux qu’il a conduits durant les années qu’il a passées à la direction du Bureau international d’éducation (BIE) de 1929 à 1967, témoignent de ses convictions. Pour lui, seule une éducation porteuse des valeurs internationales peut combattre l’incompréhension entre peuples.

Mais, revenons à Vygotsky. Le langage joue un rôle crucial dans le processus de développement, car il permet d’entrer en interaction avec autrui. En tant qu’outil symbolique et culturel de médiation, il permet les relations de l’être humain avec le monde, avec les autres et avec lui-même et par là même de construire un monde signifiant. Sans cette interaction avec les autres, l’être humain est incomplet. Pour étayer sa thèse, Vygotsky a développé le concept de zone proximale de développement qui correspond à l’écart entre le connu et le non connu, à

la distance entre le niveau de développement actuel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes seuls et le niveau de développement potentiel tel qu’on peut le déterminer à travers la façon dont l’enfant résout des problèmes lorsqu’il est assisté par l’adulte ou collabore avec des pairs plus avancés. (Vygotsky et Piaget, 1985, p.287).

Dans cet espace, où le développement intellectuel est en devenir, les interactions sociales, qui prennent nécessairement place dans un contexte socioculturel, jouent un rôle décisif.

À l’instar de Vygotsky, le psychologue américain Jérôme Bruner (1915-) met l’accent sur la nature socioculturelle et interactive du développement cognitif. Sans interaction avec les autres, il ne peut y avoir de développement, car c’est par la médiation sociale que se construisent les connaissances. S’intéressant comme Piaget aux stades du développement cognitif de l’enfant, Bruner (1996) y apporte une dimension supplémentaire en introduisant la référence socioculturelle à laquelle il confère une importance capitale. Bruner (1996) identifie trois façons de se représenter la réalité (active (6), iconique, symbolique), correspondant à trois modes d’apprentissage (par l’action, par l’observation, par l’utilisation de symboles). Mais à la différence de Piaget, qui situe chaque mode à une période donnée de l’enfance, Bruner voit ces modes présents et accessibles à toutes les phases du développement, même si, à chaque phase, l’un des modes prédomine. Le modèle de développement proposé par Bruner peut être vu comme une combinaison de ces formes de représentations et des modes d’apprentissage correspondants : apprentissage par l’action (active : apprendre par l’expérience concrète, manipulation d’objet) ; apprentissage par l’observation (iconique : apprendre en voyant faire, identification visuelle) et apprentissage par l’utilisation de symboles (symbolique : apprendre et penser en utilisant les symboles verbaux et écrits, raisonnement abstrait).

Reprenant les travaux de Vygotsky, sur les apports de la culture, de l’interaction sociale et de la dimension historique dans le développement mental, Bruner pose que la culture est partie prenante de la formation intellectuelle et explique la façon dont elle forme l’esprit par l’interaction constante de l’individu avec sa culture. « La culture constitue le monde auquel nous devons nous adapter en même temps qu’elle est la boîte à outils dont nous avons besoin pour y parvenir » (Bruner, 1990, cité par Britt Mari Barth, 1999). Pour ce psychologue américain, « l’éducation est la tentative complexe d’adapter une culture aux besoins de ses membres et d’adapter ses membres et leur manière d’apprendre aux besoins de la culture. » (Bruner, 1996, note de l’éditeur). Proposant une approche psychoculturelle de l’éducation, il met en évidence ce qu’il appelle les « interactions de tutelle », grâce auxquelles un adulte (ou une personne plus expérimentée) essaie d’amener un enfant (ou une personne moins expérimentée) à résoudre un problème qu’il (qu’elle) ne peut résoudre seul. Cette « tutelle », proche du concept de « zone proximale de développement » de Vygotsky, fait appel à une procédure d’accompagnement ou de soutien que Bruner nomme « étayage ». Pour cet auteur (1998), la relation de tutelle fondée sur les interactions, est au cœur du processus d’apprentissage, faisant de ce dernier un acte social.

La première tâche évidente du tuteur est d’engager l’intérêt et l’adhésion du « chercheur » envers les exigences de la tâche […] le tuteur « imite » sous une forme stylisée un essai de solution tenté par l’élève […] dans l’espoir que le débutant va alors l’« imiter » en retour sous une forme mieux appropriée. (Bruner,1983, p. 277).

Ce survol des principaux courants issus du constructivisme et les rapports d’opposition ou de complémentarité qu’ils entretiennent entre eux illustre la teneur des débats qui ont cours et met en évidence la position réductionniste qui consiste à parler du constructivisme au singulier. Ces débats permettent de prendre la mesure de la complexité des enjeux épistémologiques qui soutiennent toute recherche.

Pour ce qui est des constructivismes, résumons de la manière la plus sommaire possible. À l’approche développementale prioritairement psychologique et individuelle, souvent présentée comme étant propre au courant piagétien, se sont ajoutées une variété d’approches « sociocentrées » qui privilégient l’apport du social dans le développement cognitif de l’individu (phénoménologie sociale, constructionnisme sociologique, interactionnisme). Quelle que soit l’approche privilégiée (développementale pour Piaget, historico-culturelle pour Vygotsky, ou interactionniste pour Bruner), elles ont toutes en commun de proposer une grille de lecture de la réalité qui attribue à l’interactivité une position centrale.

Loin d’opposer les théories présentées plus haut, nous y voyons une complémentarité souvent négligée par les tenants d’une vision dualiste. Ainsi, sans contester l’existence de réalités objectives à portée universelle nous estimons que la connaissance est toujours en devenir, qu’elle est le résultat d’un processus dynamique et permanent qui consiste en un va-et-vient constant entre « savoirs d’action » et les « savoirs théoriques ». Les représentations issues de l’expérience personnelle, tout autant qu’enracinées dans l’environnement social (famille, pairs, etc.) et culturel, sont au centre de ce processus qui permet la construction de sens. Partant, elles interviennent autant dans nos rapports aux autres et au monde, que dans les processus de transmission et d’acquisition de connaissances, d’où la nécessité de ne pas les négliger. L’intérêt de recourir aux représentations tient au fait que, les connaissances produites par l’analyse des représentations ne se limitent pas à une analyse du discours ou des échanges. Elles permettent de comprendre des systèmes de pensée et d’actions individuels et/ou collectifs. Cela étant, la diversité des approches et des méthodes utilisées dans les différents champs disciplinaires pour aborder les représentations impose de clarifier ce concept.


(5) On trouve plusieurs graphies pour le patronyme de cet auteur: Vygotsky, Vygotski et Vigotsky, ou encore Vigotski le y n'existant pas dans l'alphabet cyrillique. Pour notre part, nous utiliserons la première, mais respecterons les autres usages dans les citations ou titres des auteurs que nous citerons.

(6)De l’anglais enactive: actif en soi.