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2.2 Les considérations conceptuelles

2.2.1 Les représentations d’hier à aujourd’hui

Emprunté au latin repræsentatio qui signifie « action de mettre sous les yeux » le terme de représentation est défini comme étant l’« action de rendre présent ou sensible quelque chose à l’esprit, à la mémoire, au moyen d’une image, d’une figure, d’un signe et, par métonymie, signe, image, symbole ou allégorie » (Rey, 1998, p.3191). Le Petit Robert (1993, p.2179) précise qu’en psychologie, la représentation est « un processus par lequel une image est présentée aux sens. La perception, représentation d’un objet par le moyen d’une impression ». En philosophie, la représentation est « Ce qui est présent à l’esprit […], ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée. » (Lalande, 1968, p.921). Ces différentes définitions qui appréhendent les représentations à travers d’autres notions, montrent la difficulté de définir ce concept. Giordan et de Vecchi (1987) ne relèvent pas moins de vingt-sept synonymes du terme « représentations » dont les définitions varient selon les disciplines en fonction de l’école de pensée qui y a recours.

Si les représentations n’ont trouvé que tardivement une place dans les sciences humaines, ce champ d’étude puise ses origines dans les domaines philosophique, puis psychologique. Déjà au IIIème siècle avant J.-C., les stoïciens accordaient aux représentations (Phantasia (7) ou phantasiai au pluriel) un rôle prépondérant dans la liberté du jugement. Partant de l’acception selon laquelle « Toutes choses ont lieu selon le destin », ces philosophes, dont Sénèque est l’un des représentants les plus connus, n’excluaient toutefois pas la liberté morale des hommes. En effet, si le destin, en tant qu’ordre établi par la nature, contraint l’homme à réagir et à prendre position face à certains événements, il ne détermine pas la nature de sa réaction. À défaut de pouvoir intervenir sur le cours des événements, l’homme peut changer la représentation qu’il s’en fait et, par là même, en transformer la valeur affective. Si certaines choses dépendent de nous (opinion, jugement, désir), nous n’avons aucun pouvoir sur certaines autres (la richesse, le corps, le pouvoir) ; il s’agit dès lors de se représenter ce qui ne dépend pas de nous comme quelque chose d’indifférent.

2.2.1.1 Un concept en construction

John Locke (1632 - 1704) dans son essai sur l’entendement humain (1972) considère que la seule faculté que nous ayons à la naissance est celle de former des représentations pour accéder à l’entendement. Ce philosophe empiriste postule qu’à la naissance, notre esprit (âme) est une tabula rasa, c’est-à-dire une tablette de cire sans la moindre inscription (page blanche) sur laquelle s’inscriraient des expériences sensorielles (y compris les expériences du sens interne) qui viendraient enrichir le contenu (Livre II, chap.I, § 2). Autrement dit, les « idées » ou représentations, présentes dans la conscience de l’homme, ne sont pas innées, elles viennent de l’expérience. Celle-ci trouve sa source d’une part, dans les sensations externes ; ce sont alors des expériences de qualité première faisant appel soit à un seul sens soit à plusieurs, et d’autre part, dans la réflexion, il s’agit alors d’expériences de qualité seconde. Qu’elles soient simples, quand elles découlent d’expériences de qualité première, ou complexes lorsqu’elles tirent leur origine d’expériences de qualité seconde, les représentations (ou idées) sont toutes issues de l’expérience. En d’autres termes, c’est par la perception, constituée de sensations, que l’être humain façonne ses idées, ses représentations pour accéder au monde extérieur.

Près d’un siècle plus tard, Immanuel (8) Kant (1724-1804) affirme que nous ne pouvons connaître le réel autrement que de la façon dont nous le connaissons. Dans la Critique de la raison pure (1990), puis dans la Critique de la faculté de juger (Kant et Renaut, 1995), le philosophe allemand propose une typologie des facultés de l’esprit qui précise la nature et la fonction des représentations. Dans cette typologie, Kant distingue la faculté de désirer et de ressentir du plaisir ou de la peine, de celles de connaître. Ces facultés sont associées à des représentations qui prennent la forme de perceptions, de sensations et de connaissances.

Le terme générique est la représentation en général (repraesentatio). Après elle vient la représentation avec conscience (perceptio). Une perception rapportée uniquement au sujet, comme une modification de son état, est une sensation (sensatio) ; une perception objective est une connaissance (cognitio). La connaissance à son tour est ou une intuition ou un concept (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière, le second ne s’y rapporte que médiatement, au moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs choses. (Kant dans Lacharité, 1997, p.44).

Cette typologie montre l’importance accordée par Kant aux représentations, qui sont toutes nécessaires pour atteindre la connaissance.

Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c’est-à-dire d’y joindre l’objet dans l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut avoir l’intuition de rien, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. (Kant, Philonenko et Trad Mouy 1967, p.349).

2.2.1.2 La théorisation contemporaine des représentations

En psychologie (génétique et cognitive), les représentations mentales font l’objet d’études depuis le début du XXème siècle. Les travaux de Jean Piaget ont permis de comprendre la façon dont les enfants se forgent des représentations du monde. Celles-ci sont tout d’abord élaborées dans des situations d’apprentissage qui privilégient l’action conduisant à l’émergence d’une pensée sensori-motrice. Il s’agit, à ce stade, de « représentations en acte » qui se construisent principalement à travers le processus d’imitation, inné chez l’enfant. Par la suite, par le langage, les représentations se détachent de l’action (distanciation, décentration) pour donner lieu à des représentations imagées dans lesquelles l’enfant ne se perçoit pas comme distinct de son environnement. Enfin, avec la pensée logique, que permet la capacité d’abstraction, se forment les représentations conceptuelles de soi, des autres et de son environnement, grâce à l’échange et la coopération. La psychologie cognitive, dont Piaget est un précurseur, distingue trois types de représentations selon le degré d’abstraction : les représentations liées à l’action, les représentations imagées et les représentations conceptuelles. Mais, dans tous les cas, les représentations sont le lien symbolique entre l’environnement externe et notre univers mental et jouent, à ce titre, un rôle essentiel dans le champ de la psychologie.

Dans le champ de la sociologie, Émile Durkheim (1858-1917) fut le premier à proposer le terme de représentations collectives en le distinguant de celui de représentations individuelles. Dans son ouvrage « Représentations individuelles et collectives », il affirme la primauté de la pensée sociale sur la pensée individuelle ; les faits sociaux étant pour lui « indépendants des individus et extérieurs aux consciences individuelles » (Durkheim, 2001a, p.16). Pour ce sociologue, beaucoup de penseurs prétendent que, pour fonder des faits sociaux, il suffit de leur donner comme assise la conscience de l’individu, certains allant même jusqu’à réduire les faits sociaux « aux propriétés générales de la matière organisée ». Dans le premier cas, la représentation « n’aurait d’autre réalité que celle que lui communique l’individu », dans le second, elle « n’aurait d’autre existence que celle que lui prête la cellule nerveuse » (Durkheim 2001a, p.25). Or, chez Durkheim, la société, dont le substrat est l’ensemble des individus associés, n’est pas la somme des individualités qui la composent, mais une entité en soi, et ce, même si

le tout n’est rien sans les parties qui le composent. […] Le tout ne se forme que par le groupement des parties et ce groupement ne se fait pas en un instant, par un brusque miracle ; il y a une série infinie d’intermédiaires entre l’état d’isolement pur et l’état d’association caractérisée. Mais, à mesure que l’association se constitue, elle donne naissance à des phénomènes qui ne dérivent pas directement de la nature des éléments associés. (Durkheim 2001a, p.19).

En ce sens, les représentations collectives « ne dérivent pas des individus pris isolément, mais de leur concours » (Durkheim 2001a p.17) elles sont par conséquent extérieures aux consciences individuelles.

C’est à Serge Moscovici (1928-), que l’on doit la première investigation systématique des représentations sociales, pour rendre opératoire ce concept. Dans son ouvrage La psychanalyse, son image et son public étude sur la représentation sociale de la psychanalyse (1961), il part de « l’hypothèse que l’on pourrait expliquer les phénomènes à partir des représentations et des actions qu’elles autorisent » (Mosscovici, 1989, p.66) et reformule le concept de représentations collectives de Durkheim « resté si longtemps dans l’abandon » en prenant appui sur les travaux de Lévy-Bruhl (9), de Piaget (10) et de Freud (11). Moscovici abandonne le concept de représentations collectives au profit de celui de représentations sociales (ci-après RS), ces dernières étant le résultat de l’interaction individuelle et collective : « En reconnaissant que les représentations sont à la fois générées et générantes, on leur enlève ce côté préétabli, statique, qu’elles avaient dans la vision classique. Ce ne sont pas les substrats, mais les interactions qui comptent » (Moscovici, 1989, p.81). En d’autres termes, les RS seraient à la fois un produit de l’esprit humain en tant qu’image évolutive que l’individu a de son environnement et un processus par lequel il interagit avec celui-ci.

Ayant défini les RS comme étant : « une modalité de connaissance ayant pour fonction d’orienter les comportements et de permettre la communication entre individus » (1961, p.43), Moscovici ajoute qu’elles apparaissent comme « des contenus organisés, susceptibles d’exprimer et d’infléchir l’univers des individus et des groupes » (Moscovici, 1961, p.635).

En faisant des RS un objet propre à la psychologie sociale, Moscovici a contribué à la naissance d’un important courant de recherche dans ce champ disciplinaire, mais également, de façon plus large, dans le domaine des sciences humaines (en sociologie, en psychologie cognitive, en histoire, en anthropologie, en économie, en sciences de l’éducation, de la santé, de l’environnement, etc.). La bibliographie générale, présentée par Jodelet et Ohana (1989), en préambule d’un ouvrage collectif faisant le point sur l’état de la recherche dans le champ des RS en témoigne. Comme l’indique Doise (1985), compte tenu du nombre de travaux sur les RS, il est difficile de dégager une définition commune à tous les auteurs. Toutefois, la plupart d’entre aux (Moscovici, Jodelet, Doise, Abric) s’accordent à dire que la RS est un univers de croyances, d’opinions, d’attitudes organisées autour d’une signification centrale. Les RS seraient toujours organisées autour d’un noyau stable et très résistant au changement car, déterminé par l’histoire d’un groupe et par ses références normatives et idéologiques. Ce « noyau central » est envisagé par les auteurs, soit comme un noyau structurant, soit comme un champ structuré.

Fraysse, qui s’intéresse au rôle des représentations dans les constructions identitaires, voit dans les approches structurales des représentations, deux courants marquants ;

d’une part, l’école d’Aix-en-Provence, représentée par Abric, Flament, Moliner, Guimelli et Rouquette, ces derniers suggèrent une conception consensuelle des représentations organisées autour d’un noyau central […] et, d’autre part, par l’école de Genève, avec Doise, Clemence et Lorenzi-Cioldi, qui propose une conception des représentations sociales sans consensus, définies comme des principes générateurs de prise de position liés à des insertions spécifiques dans un ensemble de rapports sociaux. (Fraysse 2000, par.12).

Bien que les RS fassent l’objet de nombreux débats chez les chercheurs en sciences humaines, il semble y avoir des points d’accord et il serait admis par l’ensemble de la communauté scientifique, qu’une RS est « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p.36). Ces approches conduisent à analyser les RS à partir des mécanismes par lesquels elles s’élaborent et fonctionnent ; des fonctions qu’elles remplissent et de leur contenu.

Ce panorama des différentes façons d’aborder le concept de représentations donne un aperçu des diverses possibilités qui s’offraient à nous. Compte tenu de l’objectif de cette recherche, qui est d’analyser les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école, nous avons privilégié le concept de représentations à celui de RS. En effet, dans la perspective structurale des RS l’attention est portée sur le contexte à partir duquel émergent les représentations et sur les liens entre celles-ci et une détermination sociale ou culturelle, ce qui n’est pas notre propos. Nous nous intéressons moins à l’élaboration, à l’organisation et à l’évolution des représentations qu’à leur contenu. De plus, nous accordons autant d’importance aux représentations individuelles qu’à celles qui sont partagées. Qui plus est, le nombre de répondants ne permet pas de parler de RS ; il serait présomptueux de généraliser les résultats obtenus auprès de 13 répondants à toute une population. L’examen des RS aurait commandé une toute autre méthodologie que celle pour laquelle nous avons opté.


(7) Parfois traduit par impression. Zénon définissait la phantasia comme une empreinte dans l’âme.

(8) Parfois orthographié Emmanuel.

(9) Cet anthropologue applique le concept de représentations collectives de Durkheim à l’étude de la différence entre sociétés primitives et sociétés civilisées.

(10) Notamment ses travaux portant sur « la composition psychique des représentations eu égard aux relations sociales » (Piaget, 1932, ed. 1997, p.78).

(11) Freud a montré la façon dont les représentations, issues d’un processus de transformation des savoirs, sont intériorisées