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2.2.2 Les règles : une polysémie, source de malentendus

Les représentations auxquelles nous nous intéressons dans le cadre de cette recherche concernent les règles. Au cœur de notre questionnement, ce concept renvoie à de multiples définitions, sources de malentendus - voire d’incompréhension - que nous nous employons à dissiper dans les pages qui suivent.

Dans son sens originel, le terme de règle, « adaptation savante du latin régula », désigne « un instrument servant à mettre à l’équerre » (Rey, 1998, p. 3147); celui de « norme », également emprunté au latin norma, signifie équerre (Bloch et von Wartburg, 1996, p. 434), quant à celui de « droit » du latin directum, il renvoie, lui aussi à la rectitude de la géométrie euclidienne de même qu’il est « attesté au VIe s. au sens général de « justice, application de la loi » puis auVIIIe s. au sens de « règles, ensemble des lois. » (Rey, 1998, p. 1140). On voit, dès lors, l’étroite relation qui existe entre ces concepts. D’ailleurs, dans les travaux sociologiques (Verhoeven, 1997), il n’est pas rare que les auteurs utilisent indifféremment le concept de règle et celui de norme, comme l’illustre la définition du Dictionnaire de la sociologie (1996, p. 161) qui recourt au concept de règle pour définir celui de norme : « les normes sont des règles qui régissent les conduites individuelles et collectives ». La distinction entre la norme et la règle n’apparaît pas davantage dans le Dictionnaire historique de la langue française (Rey, 1998, p. 2393) qui indique que « le terme technique [de norme : équerre, est] employé également par image au sens moral de « règle, ligne de conduite » et souvent associé alors à regula (règle) ». Cette utilisation indifférenciée de ces termes est également présente dans le domaine du droit où la norme devient juridique et désigne ce qui est considéré comme la règle de droit. Le mot « droit », écrit Jean-Luc Aubert (1979) dans son Introduction au droit, désigne l’ensemble des règles ayant pour objet d’organiser la vie en société. Pour sa part, dans son ouvrage Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, de Béchillon (1997, p. 218) définit le droit comme un ensemble de « règles-normes » ayant force obligatoire et contraignante qui régit les rapports entre les hommes dans une société donnée. Il ajoute que « conformément à l’usage général », il tient « les termes de norme et de règle pour de parfaits synonymes ».

Dans le contexte scolaire, le concept de règles doit être mis en relation avec d’autres notions dont les différentes significations se complètent, se mettent en relief et se donnent sens mutuellement. Ainsi, le concept de règle renvoie au concept de droit et est couramment associé à celui de norme, lui-même corrélatif de celui de socialisation et de déviance. Aux règles sont également associés des concepts sous-jacents tels : la sanction, l’autorité, la discipline, le pouvoir, l’autonomie, la justice.

Pour cerner le concept de règles dans le cadre de l’école, deux dimensions complémentaires sont explorées dans les pages qui suivent. La première porte sur la perspective éducative qui fonde le rapport d’autorité à l’école et renvoie à des théories issues de plusieurs disciplines. Nous nous situons donc d’emblée sur le terrain de l’interdisciplinarité. La seconde dimension concerne le droit, car les règles à l’école n’échappent pas à des considérations juridiques ; d’autant que la citoyenneté démocratique à laquelle doit préparer l’école est fondée sur la règle du droit. Face à l’abondance de la littérature, nous avons centré notre attention sur les théories dont l’influence s’est révélée profonde et durable dans les domaines de l’éducation et du droit.

Après avoir envisagé les règles dans leurs dimensions éducative et juridique, c’est sous l’angle des représentations qu’ont les élèves de sujets connexes que les règles sont considérées. Là encore, face au foisonnement des travaux portant sur des sujets tels l’autorité, la discipline, la sanction, le pouvoir, la justice, par exemple, nous n’avons retenu que ceux qui apportaient un éclairage particulier sur les représentations qu’ont les élèves des règles en milieu scolaire.

2.2.2.1 La dimension éducative des règles

Pour traiter de la dimension éducative des règles nous avons choisi de présenter les principaux courants de pensée dans un ordre chronologique plutôt que dialectique, dans la mesure où les courants que nous présentons ci-après s’inscrivent dans des contextes sociohistoriques qui leur donnent leur substance. Nous aurions pu remonter à Érasme (1469-1536), à Rabelais (1483-1553), à Montaigne, ou, plus après à Comenius (1592-1670). Mais, notre objectif n’étant pas de produire une analyse historique des courants éducatifs, nous partirons de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui fut l’auteur d’un essais parmi les plus marquants sur l’éducation de l’enfant : l’Émile.

Ce philosophe va à contre-courant de ses contemporains qui voient l’instruction comme source de progrès en ce sens qu’elle corrige les tendances naturelles de l’individu. Pour Rousseau, l’histoire montre que loin d’être un progrès pour l’espèce humaine, l’instruction a éloigné l’homme de son état naturel, le mettant ainsi « hors d’état de le connaître. » (Rousseau, 1963, p.34). Partant du constat que « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » (Rousseau, 1963, p.236), ce précurseur de l’École nouvelle veut restaurer l’état de nature par l’éducation ; c’est pour lui le seul remède pour préserver l’homme des effets néfastes du social. À l’état de nature, l’homme que décrit Rousseau est libre et répugne à voir souffrir ses semblables, mais l’instruction qu’il reçoit le soumet en tout à une « autorité toujours enseignante », de telle sorte qu’il n’ose rien faire sans sa permission « bientôt il n’osera respirer que sur vos règles. » (Rousseau, 1964, p.119), ironise le pédagogue pour qui une telle éducation porte à la méchanceté. Cette méchanceté, explique-t-il, vient du besoin qu’ont les enfants « d’éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu’on leur impose, ils cherchent à le secouer » (Rousseau, 1964, p.122). L’autorité, insiste Rousseau, ne doit pas se substituer à la raison, car en accoutumant sa raison à se soumettre servilement, l’enfant ne raisonnera plus, « il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. » (Rousseau, 1964, p.186). De plus, s’il obéit sans comprendre l’utilité de ce qu’on lui commande, il attribuera la règle imposée « au caprice, à l’intention de le tourmenter, et il se mutine. » (Rousseau, 1964, p.248). Qui plus est, l’obligation d’obéissance produirait le mensonge : « l’obéissance étant pénible, on s’en dispense en secret le plus qu’on peut, et […] l’intérêt présent d’éviter le châtiment ou le reproche l’emporte sur l’intérêt éloigné d’exposer la vérité. » (Rousseau, 1964, p.94). L’imposition de l’obéissance serait donc en bonne partie à l’origine de la « méchanceté » et du mensonge, car l’enfant « ne commence d’être rebelle que quand il est déjà perverti. » (Rousseau, 1964, p.392). Plutôt que d’imposer des règles, il faut veiller à ne pas s’éloigner de celles que dicte la nature ; à cet effet, Rousseau formule quatre maximes dont l’esprit est d’apprendre à l’enfant à limiter ses désirs à ses forces afin qu’il ressente le moins possible la privation de ce qui n’est pas en son pouvoir. Autrement dit, c’est par lui-même que progressivement l’enfant découvrira les règles de la nature et la nécessité pour les hommes de les respecter : « qu’il sente de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la nature impose à l’homme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie » (Rousseau, 1964, p.79). La pensée de Rousseau n’est donc pas permissive, au contraire, elle est calquée sur la rigueur et la dureté de la nature qui, à cette époque, rappelons-le, faisait périr la moitié des enfants avant l’âge de huit ans.

Près d’un siècle plus tard, le sociologue français Émile Durkheim (1858-1917), qui voit dans l’éducation le fondement de toute société, considère l’école comme le principal agent de socialisation, car c’est le premier espace social dans lequel l’enfant apprend les règles et des valeurs communes. Il est utile de rappeler ici que Durkheim, qui a été marqué par la Commune (mars-mai 1871), a comme souci premier, de tendre vers une société unie et solidaire.

Dans la famille, les relations seraient trop influencées par des rapports affectifs pour inculquer à l’enfant les règles impersonnelles que requiert de lui la société, car l’école est « une association plus étendue que la famille et que les petites sociétés d’amis ; elle ne résulte ni de la consanguinité, ni du libre choix » (Durkheim, 1992, p.160).

Dès lors, il incombe à l’école d’assurer une « socialisation méthodique de la jeune génération » en inculquant, par la discipline qu’elle instaure, les normes et les valeurs qui assurent la cohésion sociale et règlent les comportements individuels. L’apprentissage du sens de la règle est vu ici, comme un moyen de développer l’esprit de discipline qui constitue, selon Durkheim, la forme scolaire de la moralité.

Il y a une discipline à l’école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l’écolier ses devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l’homme sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses qui sanctionnent les secondes. (Durkheim, 2001b, p.41).

La « discipline » scolaire en tant que maintien de l’ordre dans une classe est donc essentiellement liée à la contrainte et repose sur l’autorité du maître. « Par autorité, il faut entendre l’ascendant qu’exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous. » (Durkheim, 1992, p.26).

Ce qui fait l’autorité de la règle à l’école, c’est le sentiment qu’en ont les enfants, c’est la manière dont ils se la représentent comme une chose inviolable, sacrée, soustraite à leurs atteintes ; et tout ce qui pourra affaiblir ce sentiment, tout ce qui pourra induire les enfants à croire que cette inviolabilité n’est pas réelle, ne pourra manquer d’atteindre la discipline à sa source. (Durkheim, 1992, p.139).

Durkheim représente bien l’« école républicaine » qui doit, selon lui, s’attacher à « former un bon citoyen » en le disciplinant dans la « vie commune » de la classe, afin qu’il sache se gouverner dans la société. Pour lui, l’ordre social est sacré, toute transgression des règles est sacrilège et doit être sanctionnée, pour restaurer aux yeux de tous le caractère sacré de la norme. De ce point de vue, l’éducation est une œuvre d’autorité qui passe par une éducation morale et fait appel à la règle et à la discipline. Les valeurs morales s’expriment ici sous la forme de règles directement observables qui posent les limites de ce qui est permis et de ce qui doit être réprouvé. Les règles morales, que Durkheim distingue de toutes les autres règles (techniques), sont « investies d’une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu’elles commandent […] L’obligation constitue donc un des premiers caractères de la règle morale » (Durkheim, 1967, p.24).

Le philosophe et pédagogue américain, John Dewey (1859-1952), qui s’inscrit dans la tradition rousseauiste, conteste pour sa part les méthodes qui consistent à éduquer par la contrainte. À cet égard, il plaide pour une pédagogie centrée sur les besoins et les intérêts de l’enfant. Sa théorie de l’éducation repose sur sa formule devenue célèbre du « Learning by doing », selon laquelle c’est en faisant, plutôt qu’en se soumettant à un enseignement autoritaire et dogmatique, qu’on apprendrait. Progressivement et presque inconsciemment, « l’enfant pratiquera, comprendra, puis adoptera ces habitudes scolaires qui sont d’abord des habitudes sociales puisque indispensables à la vie de cette petite société qu’est l’école. » (Dewey, 1967, p.283). Dewey propose une vision qui écarte manifestement la notion de discipline au sens d’imposition. « Il ne peut y avoir discipline [écrit-il], que là où un individu met librement et pleinement en œuvre ses capacités dans une activité qui est digne, par elle-même, d’être exercée. » (Dewey, 1967, p.88).

Autrement dit, l’enfant ne peut apprendre qu’à partir de sa propre expérience en découvrant lui-même les solutions aux problèmes qu’il rencontre. Partant, la vie scolaire ne doit pas être mise en marge de la vie « réelle » et « une leçon » doit toujours être une réponse à un questionnement. Il en va de même pour « les règles de la vie scolaire [qui] ne se peuvent déduire en dehors des rapports sociaux que les élèves devront soutenir dans la vie réelle » (Dewey, 1967, p.139), à défaut de quoi, « c’est, à la lettre, lui enseigner à nager hors de l’eau. » (Dewey, 1967, p.139). Pour Dewey, le but est de réformer la société par l’école en préparant les enfants à la démocratie. Mais, pour que l’école soit en mesure de cultiver « le sens social » et de développer l’esprit démocratique chez les enfants, il faudrait déjà qu’elle soit organisée en société démocratique et qu’elle leur apprenne à juger par eux-mêmes et à refuser les méthodes rigides et autoritaires. Or, l’école s’occupe « plus de la correction de défauts que de la formation d’habitudes positivement utiles à la société » (Dewey, 1967, p.141). Dewey compare le maître à une sentinelle veillant à ce que l’élève ne commette aucune infraction aux règles de l’école. Il s’agit, explique-t-il,

des règles établies afin que les manières de travailler actuellement en vigueur subsistent ; mais [ajoute-t-il], l’absence de nécessité inhérente à ce travail donne à toute la discipline scolaire un cachet d’arbitraire dont l’élève souffre. […] La discipline répressive doit être un incident et non la manière de faire habituelle de l’éducateur. » (Dewey, 1967, p.141).

Reprochant à Durkheim de poser l’éducation morale en termes de contrainte et de sanction expiatoire, Piaget considère que la question de la justice doit primer sur l’autorité des adultes. Ses travaux sur le jugement moral chez l’enfant l’ont conduit à mettre en évidence une succession de stades de développement, allant de l’anomie à l’autonomie en passant par l’hétéronomie. Le premier stade, celui de l’anomie (jusque vers quatre ans) est caractérisé par l’absence de règles : l’enfant n’a pas de conscience morale. Au deuxième stade, celui de l’hétéronomie (jusque vers sept-huit ans) l’enfant considère les règles dictées par l’adulte, comme étant intangibles et y obéit sans tenir compte de ce qui les justifie. Ce stade est dominé par le respect unilatéral, celui du cadet pour l’aîné, de l’enfant, pour « l’adulte [qui] impose ses règles et les fait observer grâce à une contrainte » (Piaget, 1978, p.32). La règle est ici, « donnée telle quelle », elle est extérieure à la conscience. Au troisième stade, celui de l’autonomie (vers 9-10 ans) l’enfant obéit aux règles, parce qu’il a conscience de leur nécessité et parce qu’elles sont fondées sur le respect mutuel, c’est-à-dire le respect de conventions entre individus égaux en droits.

L’enfant passerait d’une morale de la contrainte où la règle est extérieure, à une morale de la réciprocité où la règle est intériorisée. Piaget ajoute que ce serait « brûler les étapes que de vouloir constituer chez l’enfant une morale de respect avant toute morale du respect unilatéral. » (Piaget dans Xypas, 1997, p.35). Néanmoins, en rester à une morale de la contrainte et du devoir, c’est empêcher l’accès à l’autonomie morale. Car, le respect unilatéral ne produit que de l’hétéronomie ou une « morale du devoir » ; seul le respect mutuel peut conduire à l’autonomie par la formation d’une rationalité critique à l’égard des règles elles-mêmes et par une participation à leur élaboration.

L’ensemble des travaux qu’a conduits Piaget dans le cadre de son mandat au Bureau international d’éducation (BIE) a donné lieu à de nombreuses publications qui témoignent de son attachement à des principes éducatifs que révèle la psychologie et qu’il énonce comme suit : « la contrainte est la pire des méthodes pédagogiques » (Piaget, 1949, p.28) « dans le domaine de l’éducation, l’exemple doit jouer un rôle plus important que la contrainte » (Piaget, 1972, p.22). « On se représente comme naturel que la contrainte règne à l’école, on se représente l’enfant comme devant être soumis à toutes les coercitions contre lesquelles l’adulte a lutté depuis des siècles » (Piaget, 1997, p.59).

Par ailleurs, Piaget questionne les approches qui cantonnent l’élève dans un rôle passif. Il insiste sur le fait que « Toute la psychologie contemporaine nous apprend que l’intelligence procède de l’action » et qu’« une vérité apprise n’est qu’une demi-vérité, la vérité entière étant reconquise, reconstruite ou redécouverte par l’élève lui-même » (Piaget, 1950, p. 35). À l’époque, une telle conception de l’éducation représentait un renversement de perspective et il fallut poursuivre les recherches scientifiques, pour faire valoir ce point de vue. C’est ce que fit le BIE sous la direction de Piaget pendant les années qui suivirent, comme en témoignent ses nombreuses publications.

Dans un autre registre, Lawrence Kohlberg (1927-1987) reprend les travaux de Piaget et recourt à la méthode des dilemmes moraux pour mettre en évidence le cadre cognitif qui sous-tend la prise de décision individuelle face à un problème éthique. Ses études (1972) sur la façon dont s’exercent les jugements normatifs et ce qui les justifie lui ont permis d’identifier trois niveaux (ou paliers) séquentiels de développement du jugement moral allant de l’hétéronomie à l’autonomie et comportant chacun deux stades (six stades au total).Au premier niveau, dit pré-conventionnel l’action est guidée par les conséquences concrètes qu’elle peut provoquer : au premier stade de ce niveau, l’individu se soumet aux règles imposées de l’extérieur par crainte de la punition ou pour obtenir une récompense ; au deuxième stade, il se conforme aux règles à condition qu’elles soient dans son propre intérêt. Au deuxième niveau dit conventionnel c’est la conformité aux attentes sociales qui prime : au stade trois, l’individu respecte les règles et l’autorité existante conformément aux attentes de la société pour obtenir une approbation et être reconnu comme quelqu’un de respectable. Le respect des règles est, ici, dicté par les « bonnes relations ». Au quatrième stade, l’individu ayant pris conscience du système social et de la force des institutions, il en respecte les règles, pour contribuer au maintien de l’ordre social : la loi existe et doit être appliquée. Au troisième niveau, dit post-conventionnel ce sont des principes et des valeurs « universelles » qui déterminent les choix : au cinquième stade, les règles, qu’il est possible de remettre en question, sont respectées parce qu’elles sont le fruit d’un contrat social qui repose sur un accord démocratique. Au sixième et dernier stade l’individu fonde ses choix sur des principes « universels » auxquels les règles sont subordonnées. Autrement dit, les lois et les accords sociaux pourraient ne pas être respectés, s’ils allaient à l’encontre des principes universels tels que l’égalité en droit et le respect de la dignité des êtres humains, etc. (12).

Cette théorie, selon laquelle l’individu progresse de façon séquentielle, du plus bas niveau au plus haut, n’envisage pas qu’un individu ayant atteint un niveau supérieur, puisse apprécier une situation depuis le niveau précédent ; la progression étant vue comme irréversible. Or, il peut arriver qu’une personne identifiée comme étant à l’un des niveaux, porte un jugement qui le situe à un autre niveau. Selon Lalanne (cité par Leleux, 1994, p. 12), les personnes prennent généralement « la moitié de leurs décisions à un stade précis, et un quart à chacun des stades adjacents ». On peut également reprocher à la théorie de Khoberg de se limiter au jugement moral que portent les individus sur des situations et de ne pas aborder la question des comportements qui pourraient en découler. La réponse à la question « Que devrait faire X dans cette situation? » ne préjuge pas « du choix qui sera opéré, ni de la capacité à mettre ce choix en pratique » (Leleux, 1994, p.28).

Ces éclairages, bien qu’issus d’époques et de contextes fort différents, mettent en évidence le rôle charnière que jouent les règles et leur application, tant au plan éducatif, qu’au plan de l’organisation sociale en général. On comprendra dès lors la place centrale qu’elles occupent dans la formation de futurs citoyens. À l’exception de Durkheim, qui insiste sur la soumission (l’obéissance à l’autorité) et la régularité (la répétition, l’accoutumance), les auteurs mentionnés considèrent que le recours à la contrainte - vue comme une imposition - pour faire respecter les règles, ne peut pas conduire à une véritable appropriation de celles-ci. Pour Rousseau, l’imposition engendre « méchanceté » et « mensonge » ou bien servilité et aliénation. Dewey conteste lui aussi le recours à la contrainte. Selon lui, une éducation démocratique doit apprendre aux élèves à juger par eux-mêmes et à refuser les méthodes autoritaires. Piaget s’appuie sur ses recherches en psychologie du développement pour affirmer que l’imposition des règles sous la contrainte conduit inéluctablement à l’hétéronomie. Kholberg montre pour sa part, que l’obéissance sous la contrainte correspond aux plus bas stades de développement du jugement moral. Si l’on se réfère à ces auteurs, on est amené à s’interroger sur le bien-fondé de l’imposition des règles par la contrainte, dans la perspective d’éducation à la citoyenneté.

L’exigence de conformité aux règles n’est pas sans soulever la question de la discipline à laquelle ont recours les adultes en position d’autorité dans l’institution scolaire. Une question sensible, s’il en est, dans un contexte, où l’autorité dans la classe semble faire problème. Jeffrey (2002) se demande comme Dubet (2000b) si l’autorité traditionnelle qui, dans le passé, s’appuyait sur une légitimité qu’assurait l’institution, n’est pas à rapprocher de la répression paternaliste, de la punition sévère et de la peur. Pourtant, un enseignant capable de « mettre en scène » ses qualités professionnelles n’a pas besoin de faire peur, de sévir, de punir. L’autorité aurait changé de nature, selon Pain et Vulbeau :

L’autorité n’est pas morte. Elle mue. Une chose est sûre : dans le siècle incertain qui s’annonce, elle reviendra à ceux qui tiennent ce qu’ils disent, qui font ce qu’ils tiennent, et méritent confiance et crédit elle reviendrait à présent à ceux qui méritent la confiance parce qu’ils « tiennent ce qu’ils disent. (Pain et Vulbeau, 2000, p.125).

En effet, comme nous le verrons plus loin, les élèves ne remettent pas en question le principe des règles et de l’autorité, sans laquelle les règles n’auraient plus de valeur, puisque rien n’en garantirait le respect. Toutefois, pour être reconnue par les élèves, cette autorité doit être légitime à leurs yeux faute de quoi, l’exigence de conformité aux règles peut engendrer des réactions qui, dans certains cas, ouvrent les portes à la déviance (Pain, 2002 ; Selosse,1990 ; Baillon, 1998). Le phénomène de la déviance étant défini par rapport aux règles et aux normes, il convient de s’y arrêter pour mieux apprécier un autre versant des règles soit, leur transgression et les conséquences qu’elle peut entraîner au plan éducatif.

Souvent abordée pour traiter de la problématique de la violence notamment en milieu scolaire, la question de la déviance a traditionnellement été abordée, dans une perspective d’inspiration criminaliste, en tant qu’anomalie psychologique vue tantôt comme une pathologie (le sujet étant alors passif), tantôt comme un rejet intentionnel des règles (le sujet est alors actif). Dans les deux cas, la déviance affecte d’abord des sujets considérés individuellement sans que soient prises en compte leurs interactions avec l’environnement. Il en va de même pour la déviance sociale qui est considérée comme un état « objectif » qui s’explique par des facteurs internes aux personnes concernées. « La question de l’expérience et des représentations qu’en font les déviants eux-mêmes, comme celle du rôle de la société dans sa construction ne sont pas abordées. », souligne Paicheler (2001, p.146). En reposant la question de la déviance dans une perspective interprétative et constructiviste, plusieurs chercheurs sociologues anglo-saxons (Garfinkel, 1967 ; Goffman, 1975 ; Becker, 1985), voient ce phénomène comme une donnée subjective solidaire de la réalité sociale. Pour ces auteurs, un acte ne se transforme en transgression que lorsqu’il fait l’objet d’une désignation, et un individu ne devient déviant que lorsqu’il a été étiqueté comme tel. Selon cette théorie dite de l’étiquetage ou de la désignation (labeling), la déviance n’est donc pas inhérente aux individus ou aux actes commis, mais le produit des réactions sociales, car elle émerge d’un étiquetage qui transforme une conduite en infraction.

C’est à l’école que commence cet étiquetage, à travers l’évaluation et le « système disciplinaire ». L’école est la première institution qui désigne les jeunes déviants et, comme le rappelle Paicheler, « le jugement scolaire tout entier est marqué par des procédures d’étiquetage » (Paicheler, 2001, p.149). On ne peut en effet ignorer le fait que les enseignants ont tendance à catégoriser les élèves en fonction de différents critères (académique, comportemental, etc.). Pour Lapassade (1993, p.48) ces critères seraient en lien avec deux types d’attentes que les enseignants auraient à l’égard des élèves. Le premier critère se situe dans l’optique de la performance scolaire, le second concerne la discipline. S’agissant de la discipline, qui repose sur le respect des règles, Lapassade (1993) se réfère à Berthier qui observe trois phases dans la « typification », qui consiste en un processus d’interaction. Cet étiquetage, qui peut aller jusqu’à la stigmatisation de certains élèves, est un vecteur potentiel de déviance. S’appuyant sur les résultats de la célèbre recherche de Rosenthal et Jacobson (1971), Lapassade pose qu’une vision systématiquement pessimiste des jeunes peut produire des « prophéties » qui risquent de se réaliser, dans la conformation de la conduite des élèves aux attentes de l’enseignant : « avec le temps, les performances et attitudes des élèves seront de plus en plus conformes à ce que l’on attendait d’eux au départ. » (Broophy et Good, cités dans Paicheler, 2001, p.81).

Partant de ces théories psychologiques, nous sommes portée à penser avec Becker, que la déviance est apprise. Pour ce dernier ce sont des motifs socialement appris qui sont à l’origine des conduites déviantes. « Être pris et publiquement désigné comme déviant constitue probablement l’une des phases les plus cruciales de formation d’un mode de comportement déviant stable » (Becker, 1985, p.54). Bien qu’en tant que jugement social la déviance ne soit d’aucune manière un état pathologique, cette étiquette peut être lourde de conséquences, particulièrement à l’adolescence où l’état de fragilisation psychosociale demeure un aspect fondamental.

Dans cet ordre d’idées, Selosse (1990), dont les travaux se sont axés sur la délinquance juvénile, met en évidence quatre paliers dans le processus de « désocialisation », autour desquels s’articulent des registres d’interaction correspondant à des classes d’âge : « comportement de turbulence perturbatoire (avant 13 ans), conduites répréhensibles, questionnant l’autorité (surtout entre 13 et 16 ans), comportements nettement illégaux (après 16 ans) conduite attentatoire (18 ans et plus). Notons toutefois que les analyses de ce psychologue sont centrées sur les individus qui s’installent dans une « carrière » déviante, alors que, comme le rappelle justement Paicheler, « pour la très grande majorité des adolescents auteurs d’actes déviants, ces actes resteront isolés et cesseront avec l’âge adulte » (Paicheler, 2001, p.150). Déjà à la fin des années 60, le Rapport Selosse (1969-1971) insistait sur « le développement simultané des violences et la désagrégation sociale, soulignant avec insistance le rôle déterminant de l’école dans la prévention ou l’aggravation de la délinquance juvénile » (Pain, 2002).

Comme nous l’avons vu, l’adolescence est l’âge où l’on expérimente divers rôles sociaux à la recherche de ses propres limites. Cette période de la vie est particulièrement propice à certaines conduites transgressives. Bien que ces conduites soient jugées comme « normales » par plusieurs auteurs, en ce qu’elles participent du besoin d’autonomie ; à l’école, elles sont vues comme des transgressions et les élèves qui les adoptent sont désignés comme déviants.

Dans une recherche sur le droit et la justice dans les collèges (13) de banlieue, Paicheler (2001) présente une analyse, montrant comment l’image de soi peut finir par se conformer à celle de « déviant » et dans quelle mesure l’étiquetage peut susciter le recours à de nouveaux comportements déviants, voire la construction d’une identité déviante chez les adolescents. Ayant rappelé que « l’adolescence rime avec transgression » (Paicheler, 2001, p.149), l’auteure met en garde. Si on ajoute les analyses sociologiques du cheminement vers la déviance et les analyses psychologiques de l’adolescence qui révèlent un accroissement des tentations délinquantes à cet âge, « on a beaucoup de soucis à se faire pour les adolescents exclus » (Paicheler, 2001, p.165). Sans aller jusqu’à rendre l’école responsable, l’auteure considère qu’elle est, pour le moins, un relais et un amplificateur de déviances « nées à l’extérieur ».

Outre les caractéristiques propres à l’adolescence, il est utile de rappeler que l’école transmet essentiellement les normes et valeurs de la culture dominante et, comme le souligne Becker, l’imposition de règles par un groupe social relève du pouvoir (légal ou extra-légal) et de la domination (tout particulièrement de la domination symbolique). Les groupes les plus capables de faire appliquer leurs règles étant « ceux auxquels leur position sociale donne des armes et du pouvoir » (Becker, 1985, p.41). S’agissant des règles imposées aux adolescents (14), Becker souligne qu’elles sont élaborées « par des personnes plus âgées et rangées » (Becker, 1985, p.41), sans que soient prises en considération les problématiques de l’adolescence. Cette imposition est toutefois vécue différemment selon que l’élève appartient, ou non, à la classe moyenne dominante. Nombre de sociologues (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Dubet, 1992 ; Debarbieux, 1990) ont mis en évidence la reproduction d’un ordre social inégalitaire et la « faible réussite scolaire d’enfants subissant la culture de la classe dominante » par le biais de l’habitus, ce système de structures que chacun « hérite » de son groupe social et familial et qu’il intériorise. Cette reproduction sociale renvoie à une violence symbolique définie comme « pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force » (Bourdieu et Passeron, 1970, p.18).

Pour plusieurs sociologues français (Dubet 2000a, b ; Debarbieux, 1990) cette violence symbolique, particulièrement présente dans l’institution scolaire, peut générer de la violence en retour. Il n’est pas interdit, écrit Dubet, de voir dans la violence scolaire « l’expression d’une violence sociale faite aux élèves, et par le plus vieux mécanisme du monde la répression de cette violence contribue à criminaliser les conduites des groupes les plus faibles et les plus marginalisés ». (Dubet, 2000a, p.5).

Les tenants de l’analyse institutionnelle - théorisée notamment par Lourau (1972) et Lapassade etFavez-Boutonnier(1967) - ont contribué à mettre à jour la violence institutionnelle qui préside à la mise en forme des rapports sociaux en milieu scolaire. Pour Boumard, et Cohn-Bendit (1995, non paginé), l’école se trouve devant le paradoxe suivant : « notre société qui se veut démocratique et qui prétend éduquer ses enfants à la démocratie, les éduque en réalité à tout, sauf à la responsabilité, la prise de décision, la discussion collective ». Ils ajoutent : « La société démocratique, après avoir longtemps fabriqué des moutons, y ajoute aujourd’hui la fabrication de casseurs ».

Selon ces auteurs, la déviance est nécessaire dans « l’élaboration autogestionnaire d’une république éducative ». Ils distinguent trois niveaux d’articulation entre l’institution et la déviance : 1) au premier niveau, l’institution accepte les déviants et tente de les intégrer à la règle commune ; 2) au deuxième niveau, l’institution reconnaît l’existence de déviances comme une richesse, parce qu’elles soulèvent un questionnement ; 3) au troisième niveau,

la question majeure devient de penser comment l’institution vit avec sa déviance interne, et vit donc sa propre déviance comme un élément moteur de sa propre complexité. C’est alors toute une conception de la société qui est en cause, puisque la déviance […] devient alors nécessaire dans l’élaboration autogestionnaire d’une république éducative produite par l’analyse de sa propre négatricité (15) (Boumard, et Cohn-Bendit,1995, non paginé).

Mais dans l’école telle que nous la connaissons le plus souvent, la déviance est vue comme une entrave à son bon fonctionnement et, écrit Woods (1990), « Trop facilement les élèves sont classifiés en tant que « déviants », « handicapés » ou étant « en situation d’échec. Mais ajoute-t-il, « ce sont des concepts relatifs – relatifs à la culture dominante » (Woods, dans Vasquez et Martinez, 1996, p.2). Dans une série de publications, intitulée École et comportement, le MEQ présente un historique de l’évolution dans la façon d’aborder le phénomène des troubles du comportement qui met en évidence la nécessité d’établir une distinction entre les jeunes qui ont un trouble du comportement et ceux qui sont handicapés par un trouble « sévère » du développement (MEQ, 1992a, p.13, repris dans MEQ, 1992c, p.10), de même qu’il faut éviter de confondre un problème de discipline avec un trouble du comportement de type surréactif. En outre, le MEQ rappelle que la définition du trouble du comportement demeure en partie subjective, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une réalité ou d’un phénomène « ayant une existence indépendante de notre jugement ». (MEQ, 1992a, p.9, repris dans MEQ, 1992c, p.30). Et le MEQ d’ajouter « Décider si tel élève a des difficultés comportementales, c’est se prononcer, non seulement sur les caractéristiques de l’individu, mais aussi sur les valeurs et les normes de l’école. » (MEQ, 1992a, p.7, repris dans MEQ, 1992c, p.3).

De fait, un élève n’est pas en difficulté dans l’absolu, « mais en fonction d’un milieu qui entretient à son endroit des attentes plus ou moins explicites » (MEQ, 1992c, p.58) dès lors, le trouble du comportement ne peut se définir qu’en lien avec « les attentes de l’école et la capacité de celle-ci d’encadrer ses élèves. » (MEQ, 1992b p.31, repris dans MEQ, 1992c, p.58). Partant de cette analyse et ayant noté que plus de 50 p.100 des jeunes présentent des difficultés comportementales à un moment ou à un autre de leur développement (MEQ, 1992c, p.31), le MEQ plaide en faveur de la prudence et suggère de recourir à deux méthodes d’évaluation des comportements complémentaires. À cet égard, le ministère met en garde :

Nul ne contestera le fait que l’école doit établir un certain nombre de règles raisonnables pour assurer la sécurité et le bien-être des élèves. Cependant, en adoptant une attitude rigide, qui ne tient pas compte des différences individuelles chez les jeunes, l’école peut en quelque sorte entraîner certains élèves qui sortent de la norme à assumer le rôle de « dernier de classe » ou de « déviant » sur le plan social. En effet, plusieurs élèves réagissent par du ressentiment, de l’hostilité, des actes de vandalisme ou de la résistance passive lorsqu’ils évoluent dans une atmosphère de répression et d’enrégimentation. (MEQ, 1992b, p.20).

Dans les perspectives qui viennent d’être évoquées, la déviance est abordée tantôt sous l’angle d’un état « objectif » s’expliquant par des facteurs internes aux personnes concernées, tantôt dans une perspective interactionniste qui considère que la déviance est une construction sociale, le lien social ne se développant pas dans le vide. S’agissant d’élèves du secondaire, ils sont à un âge où l’affirmation de soi, plus qu’à toute autre période de la vie, est un enjeu fondamental. Il convient donc d’être attentif aux effets que pourrait avoir une stigmatisation due à l’insubordination à l’adolescence.

Le phénomène de la violence à l’école, fréquemment associé à celui de la déviance a, lui aussi, un lien manifeste avec les règles et leur application. Parmi les travaux qui traitent de la violence à l’école, plusieurs ont montré que les sanctions à caractère punitif augmentaient en nombre et étaient très souvent arbitraires. Cela provoquerait chez les élèves un sentiment d’injustice et générerait de la violence en réaction (Imbert, 1987 ; Houssaye, 1996 ; Dubet, 1999, Pain,1992). La plupart des recherches ayant pour objet la prévention de la violence à l’école préconisent la participation des élèves à l’élaboration des règles, en vue de leur appropriation par ces derniers. C’est également ce qu’indiquent les résultats d’une étude nationale des politiques et programmes de prévention de la violence à l’école au Canada.

L’élaboration d’un code de conduite convenable et d’une politique sur la discipline des élèves [...] doit être basé sur les principes démocratiques auxquels souscrivent tous les intéressés comme [...] les parents et les élèves [...] Il faudrait par exemple faire participer les élèves à l’élaboration des politiques sur la prévention de la violence pour les convaincre que les règles sont les leurs (Day, Direction des affaires correctionnelles Canada et Solliciteur général Canada, 1995).

Partant des orientations socio-constructivistes mises de l’avant par le MEQ ainsi que des fondements théoriques sur lesquels s’appuient cette recherche, retenons que la déviance est avant tout une affaire de représentations qui questionne tant le pouvoir et sa légitimité que le rapport aux règles et aux normes. Il faudrait, expliquent Selosse, Pain et Villerbu (1997) que les praticiens de ce pouvoir délégué que sont les enseignants ne cessent d’interroger d’une part, les sources de leur légitimité et d’autre part, les sources de la légalité de leur exercice. L’institution scolaire et le personnel qu’elle emploie n’échappent pas à la dimension juridique des règles de droit qui prévalent dans une société démocratique. Pourtant, cette dimension est souvent ignorée par celles et ceux qui devraient faire comprendre aux élèves le bien-fondé de la règle et du droit. À cet égard, Jacques Frémont - doyen de la faculté de droit de l’Université de Montréal - commentant un sondage de Léger marketing sur la connaissance de la Charte canadienne des droits et liberté, s’est dit très inquiet de l’ignorance de la population canadienne vis-à-vis de ses droits. Selon lui, « Les écoles devraient commencer à enseigner les éléments de base de la Charte, cette dernière ayant un impact énorme sur la vie quotidienne de la population canadienne » (Donald McKenzie, 2002). Examinons de plus près cette dimension trop souvent méconnue des règles.

2.2.2.2 La dimension juridique des règles

Dans leur dimension juridique, les règles deviennent des « règles de droit », c’est-à-dire des normes juridiquescodifiées, ayant force obligatoire et contraignante, fondées sur des principes et des procédures qui viennent régir le comportement des individus dans une société donnée. Se pose alors la double question de la production des normes et des règles et celle de leur légitimité. En effet, les règles peuvent être vues comme des lois émanant d’une autorité extérieure, ou comme l’expression d’une conscience collective, ce qui, dans le domaine de l’éducation, renvoie à des approches fort différentes, voire opposées.

Pour bien comprendre les enjeux que soulèvent les règles à l’école, un détour par les débats que suscite cette question au plan juridique, où s’opposent jusnaturalisme et positivisme (juridique ou sociologique), s’avère nécessaire.

Pour les jusnaturalistes, les fondements de l’ordre juridique et politique se trouvent dans la nature, conçue comme un tout organisé en dehors duquel la destinée de l’homme n’a pas de sens. La nature fixe les règles qui déterminent les rapports entre l’homme et l’univers. De ce point de vue, les règles et les normes juridiques que constitue le « droit positif » (droit en vigueur), existent en vertu de leurs qualités immanentes. Elles sont issues d’un « droit naturel » préexistant et immuable qui s’applique à tout être humain quelle que soit la société dans laquelle il vit. Dans cette perspective, le droit positif est soumis à un principe métaphysique supérieur, qui fait en sorte que l’être humain a des droits inaliénables, inhérents à sa nature humaine et indépendants du bon vouloir d’une autorité quelconque. Villey bans Béchillon (1997) écrit

Avant toute formulation (…) avant toute intervention de l’artifice humain dans les communautés humaines, existe le droit naturel. [Il] a son siège en dehors de la raison humaine, il préexiste à la conscience que nous en prenons. Il ne dépend pas du jugement des homme (Béchillon,1997, p. 198).

La règle de droit tirerait donc son autorité d’une autorité supérieure qui émane du droit naturel ; en ce sens, il serait possible de résister à un loi injuste, c’est-à-dire contraire au droit naturel, c’est le principe de la désobéissance civile.

Plusieurs écoles de pensée ont contribué à développer la doctrine du droit naturel dans des acceptions très diverses. Sans entrer dans le détail disons que le droit naturel peut correspondre à une loi d’origine divine (droit révélé), universellement applicable (Aristote repris par Saint-Thomas-d’Aquin, notamment) ; ou s’appuyer sur des fondements rationnels et laïcs (Locke, Rousseau, Kant, par exemple). Que les droits naturels soient des injonctions de la raison humaine ou une intervention divine, ils ne sont écrits ni dans un cas, ni dans l’autre et doivent, par conséquent, être interprétés, et les interprétations appartiennent au domaine des croyances ou des opinions.

Selon les doctrines positivistes, le droit est créé par la volonté d’institutions, que celles-ci soient officielles (positivisme juridique ou étatique) ou sociales (positivisme sociologique). Ces doctrines sont toutefois très différentes, du fait qu’elles appartiennent à des disciplines n’ayant pas le même rôle. « La science du droit décrit le système juridique de l’intérieur et suggère la façon d’interpréter et d’appliquer les normes juridiques. La sociologie décrit le système juridique de l’extérieur. » (Luhmann, 1989, p.17).

Les tenants du positivisme juridique, dont Kelsen (1881-1973) est le principal représentant, entendent dissocier le « droit positif » de toute considération autre que celles qui sont purement juridiques, pour assurer l’objectivité du droit et lui donner le statut de science. En d’autres termes, la règle de droit doit être « épurée » des considérations psychologiques, sociologiques, politiques, éthiques et religieuses qui président à leur élaboration, pour se concentrer exclusivement sur leur application. Pour Kelsen, « la doctrine du droit naturel permet de justifier les jugements de valeur les plus contradictoires [...], elle est donc sans intérêt pour qui recherche la vérité d’un point de vue scientifique » (Kelsen, 1953, p.101). Sa Théorie pure du droit est fondée sur un système de normes hiérarchisées (la pyramide des normes), dans lequel chaque norme tire sa validité d’une norme supérieure à contenu plus général, elle-même soumise à une norme supérieure, et ce, jusqu’à la norme constitutionnelle posée par l’État et dont la validité est fondée sur la « norme fondamentale » (supposée ou hypothétique) : « pacta sunt servanda » qui signifie littéralement « les pactes doivent être respectés ». Autrement dit, une règle est valide si elle est émise et appliquée dans une procédure édictée par des règles supérieures, peu importe qu’elles soient justes ou non. En dernier ressort, c’est la « norme fondamentale », selon laquelle les États doivent respecter leurs engagements, qui se situe au sommet de cet ordre normatif pyramidal, mais cette norme n’est qu’une hypothèse scientifique. Pour Kelsen, il s’agit là d’une nécessité fonctionnelle et non d’une obligation morale ou religieuse, dont le danger est de conduire « au désaccord légitime de ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances, faisant ainsi du droit un objet de dispute plutôt qu’un lieu de consensus » (Roy, 1997, p.9). La principale critique adressée à Kelsen est que, sa théorie est incapable de démontrer le bien-fondé de la « norme fondamentale » sur laquelle elle repose et qui demeure un postulat abstrait.

Comme dans les autres disciplines, on retrouve, chez les sociologues, une opposition entre ceux pour qui la société détermine les règles qui s’imposent aux individus, et ceux qui attribuent à ces derniers un rôle essentiel dans le choix des règles de fonctionnement de la société. Mais, dans le vaste champ que recouvre la sociologie, il a fallu déterminer laquelle de ces sociologies sectorielles présentaient un intérêt particulier dans le cadre de cette recherche. C’est ainsi que nous avons retenu la sociologie du droit.

La sociologie du droit compte une grande diversité d’approches selon que le problème posé a un caractère essentiellement juridique (création du droit, fonctions de la loi, rationalité du droit, fonctionnement des règles juridiques), on parle alors de sociologie juridique, ou qu’il concerne des phénomènes sociaux comprenant un élément de droit (contribution du droit à l’ordre social, influence du droit sur l’action sociale). Pour les besoins de cette thèse, nous nous en tiendrons aux deux principaux courants qui ont marqué cette discipline récente dans l’histoire des sciences humaines. À l’instar du positivisme juridique, les deux conceptions sociologiques en présence insistent sur la dimension contraignante du droit ; elles se différencient toutefois l’une de l’autre en ce qui concerne la fonction attribuée à la règle de droit. Pour schématiser, on pourrait dire que, dans un cas, la règle de droit a une fonction de régulation et de contrôle social (Durkheim) et dans l’autre, une fonction de légitimation rationnelle du pouvoir (Weber). Mais, voyons comment par leur approche, ces deux auteurs abordent l’étude scientifique de la réalité sociale du droit et des règles qui le régissent.

À la différence du positivisme juridique qui s’attache à l’étude les règles de droit en elles-mêmes, la sociologie du droit s’emploie à découvrir les causes sociales qui les ont produites et les effets sociaux qu’elles engendrent. Selon le positivisme sociologique dont Durkheim est le principal représentant, le droit est un révélateur objectif des faits sociaux. Il s’agit dès lors, de rechercher le droit dans le milieu social qui, dit-on, « secrète spontanément les règles de droit qui lui conviennent le mieux » (Carbonnier, 1955, p.55). De ce point de vue, la règle de droit tire sa légitimité de l’adhésion du plus grand nombre, et du sentiment collectif de sa nécessité. Dans sa théorie de la conscience collective et des solidarités sociales, Durkheim (1986) considère le droit comme un indicateur de la nature de la solidarité. Celle-ci peut aller de la « solidarité mécanique », qui caractérise les sociétés archaïques dans lesquelles le droit « répressif » est dominant, à la « solidarité organique » propre aux sociétés modernes qui privilégient le droit « restitutif » (ou « coopératif »). Le droit « répressif », qui prévaut dans les sociétés archaïques, a un caractère expiatoire : la sanction a pour fonction de satisfaire la conscience collective (Durkheim, 1986) ; tandis que le droit « restitutif » qui conduit à une forme de contrat vu comme l’expression juridique de la coopération, a une fonction régulatrice (ou de contrôle social) et prévoit des mesures réparatrices pour rééquilibrer les situations, tout en reconnaissant des droits aux individus. Alors que le positivisme juridique affirme que la règle de droit est un donné et que la loi s’impose par le fait même qu’elle est une loi, le positivisme sociologique prend en compte le rôle des individus et d’autres groupes que l’État dans la production juridique. Néanmoins, tout comme le positivisme juridique, le positivisme sociologique affirme que les règles s’imposent à l’individu du dehors. « Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu social où nous vivons » (Durkheim, 2001b, p.21), car c’est dans la société qu’elles se fondent.

À l’encontre du déterminisme social affirmé par le positivisme sociologique, la sociologie compréhensive, dont Max Weber (1864-1920) est le principal représentant, défend l’idée selon laquelle l’explication sociologique passe par la compréhension de l’activité rationnelle, l’une des sphères de l’activité humaine. Autrement dit, si l’on veut rendre compte le plus fidèlement possible de la réalité sociale, il est essentiel de comprendre « le motif » (16) et les moyens rationnels déployés par les individus (les juristes dans le cas du droit) pour atteindre une certaine fin et pour donner du sens à leurs actions.

Pour le sociologue allemand, juriste de formation, le droit est étroitement associé à l’expression de la rationalité des acteurs, il est même l’une des formes les plus pures d’expression dans l’ordonnancement des rapports sociaux. Afin de mettre à jour cette rationalité, Weber a cherché à savoir comment les individus comprennent les règles et les incidences qu’elles ont sur leurs conduites sociales. Ses travaux l’ont amené à poser que, la rationalité est fondée sur la légitimité et que celle-ci aurait plusieurs sources. Il identifie quatre idéaux-types (17) conduisant les acteurs sociaux à accorder une légitimité à l’ordre social : i) les conventions sociales ou la tradition (c’est légitime parce qu’il en a toujours été ainsi) ; ii) les croyances de nature émotionnelles (c’est légitime parce que je le sens, je le sais) ; iii) les convictions, rationnelles en valeur (c’est légitime parce que c’est juste pour moi) et iv) la légalité (c’est légitime parce que c’est légal).

Dans ce dernier cas, la légitimité de l’autorité qui donne les ordres repose sur des règles impersonnelles, rationnellement établies soit par un accord, soit par décision unilatérale ; l’autorité devant elle-même obéir à des règles.

Cette lecture renvoie à l’analyse que fait Weber du droit en terme de pouvoir. En effet, dans la perspective de Weber, le pouvoir est un élément inhérent à la notion même de droit, dans la mesure où le droit définit des règles pour accéder au pouvoir et l’exercer. Pour être efficace le droit doit être reconnu comme pouvoir mais, il est ici question d’un pouvoir socialement légitime, c’est-à-dire fondé sur des bases établies, précisées et acceptées par ceux qui doivent obéir. (Rocher et Vandycke, 1986, p. 39). Dès lors, un droit sans pouvoir n’est plus du droit, la règle de droit n’a plus de légitimité.

L’intériorisation des règles par les individus étant l’objet même de la socialisation (dictionnaire de la sociologie), on comprendra que Weber se soit penché sur cette question. Il distingue deux « types idéaux » de socialisation qui induisent des attitudes différentes à l’égard des règles et des normes. La communalisation ou « socialisation communautaire », qui repose sur la suprématie du lien affectif et de l’émotionnel, est une relation sociale non rationnelle, fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté. La sociation ou « socialisation sociétaire », qui privilégie la rationalité à travers des compromis ou, la coordination d’intérêts divers, s’appuie sur des règles établies de façon rationnelle. Mais selon Weber, ces deux types d’accords, même s’ils n’ont pas la même prégnance, interviennent conjointement dans la plupart des relations sociales. Dans le cas de la communalisation, les règles et les normes sont respectées sur une base affective, donc subjective ; dans celui de la sociation, l’acceptation des règles est rationnellement fondée.

Ce détour par des théories issues de différentes disciplines permet de mieux cerner le concept de règle dans ses dimensions éducative et juridique. Dans ces deux dimensions, les règles peuvent être vues, soit comme des lois émanant d’une autorité extérieure, soit comme l’expression d’une conscience collective. Dans le premier cas, l’éducation repose sur le conditionnement (la société impose à l’enfant ses règles et ses normes : Durkheim), dans le deuxième elle se fonde sur l’interaction et l’acceptation rationnelle des règles (Weber). Malgré leurs profondes divergences, Weber et Durkheim insistent tous deux sur la dimension contraignante des règles. En effet, il ne s’agit pas pour Weber de repérer les « bons motifs » qui permettraient de créer un nouvel ordre pour l’avenir, mais bien de décrypter a posteriori un ordre donné en vue de sa reconnaissance.

Mais comme on l’a vu, dans l’institution scolaire, les règles ont une dimension particulière, en ce qu’elles définissent les rapports d’autorité à l’école. Ceux-ci conditionnent les relations éducatives qui, à leur tour, génèrent un certain type de rapport aux règles, selon qu’elles sont vues comme un moyen d’imposer la volonté des adultes représentant de l’institution scolaire ou bien, comme un levier vers la compréhension des principes du droit qui régissent une société démocratique. Dans les deux cas, les règles à l’école ne peuvent se soustraire aux principes juridiques en vigueur, c’est-à-dire au droit positif. Ce sont en effet les règles du droit positif qui, en dernière instance, prévalent sur toutes les autres dans une société démocratique. Cette dimension juridique des règles trop souvent méconnue des « non-spécialistes », renvoie à la question de leur production et de leur légitimité. Mais, qu’elles soient perçues comme étant « données », (jusnaturalisme), ou « construites » (positivisme juridique et sociologique), légitimes ou non, les règles de droit ont force obligatoire et contraignante et elles s’appuient sur une constitution écrite. L’école ayant pour mission de former des citoyens actifs et responsables dans la société dont ils connaissent et respectent les règles, on s’attend à ce qu’elle donne à voir aux élèves les principes et les procédures du droit qui conduisent à la production des règles et, qu’elle leur permette de comprendre ce qui fonde leurs obligations vis-à-vis des autres et de la société. Mais voyons maintenant ce que peuvent nous apprendre les représentations des élèves.


(12) Ces principes universels sont énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

(13) Le collège, en France, correspond à l’école secondaire au Québec.

(14) Ici, les normes concernant la fréquentation scolaire et le comportement sexuel.

(15) Ce terme proposé par Ardoino désigne la « capacité pour chacun de déjouer par ses propres contre stratégies les stratégies de l'autre dont il se sent devenir objet » Ardoino (1996) ; c'est-à-dire de déjouer les stratégies de violence symbolique qu'autrui tente de mettre en œuvre à son encontre (Ardoino,1977).

(16) Le « motif » est défini par Weber comme l’« ensemble significatif qui semble constituer aux yeux de l’agent ou de l’observateur la “raison“ significative d’un comportement » (Weber, 1995 p.38).

(17) L’idéal-type (Idealtypus est également traduit en français par « type idéal ») est un instrument proposé par Weber pour établir le rapport qu’entretiennent les populations étudiées avec leurs valeurs. Ce modèle d'intelligibilité est construit à partir des traits les plus significatifs d’une réalité, mais il ne traduit pas la réalité: en aucun cas, nous dit Weber, celui-ci n'exprime une réalité, « tout au plus sert-il à déceler et analyser les relations qui peuvent exister dans cette réalité. » (Weber, 1964, pp. 317-318).