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CHAPITRE III

CHOIX MÉTHODOLOGIQUES

L’objectif de cette recherche étant d’analyser les représentations des élèves, la démarche adoptée est avant tout compréhensive (ou interprétative) et appelle une méthodologie de type qualitatif. Nombre d’auteurs (Deslauriers, 1991 ; Huberman et Miles, 2003, ; Lessard-Hébert, Goyette, Boutin, 1995) s’accordent à dire que la recherche qualitative est particulièrement appropriée pour comprendre le sens attribué, par un individu ou un groupe, à un phénomène ou à une réalité sociale.

En paradigme « interprétatif » (compréhensif), l’objet général de la recherche est le « monde humain »en tant que créateur de sens ; aussi la recherche qualitative interprétative a-t-elle pour but de comprendre la signification ou l’interprétation donnée par les sujets eux-mêmes, souvent de façon implicite, aux événements qui les touchent et aux « comportements » qu’ils manifestent (ceux-ci étant définis en termes d’« actions » (Lessard-Hébert, Goyette, Boutin, 1995, p.116).

Cette orientation méthodologique correspond, par ailleurs, aux fondements épistémologiques qui confèrent à l’interprétation et aux représentations un rôle crucial. De plus, comme l’illustre la recension des écrits qui précède, aucun des nombreux travaux répertoriés n’aborde directement les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école. En l’absence d’une théorie qui permettrait d’explorer plus à fond cet objet de recherche, le choix d’une approche inductive s’est, en quelque sorte, imposé.

La théorisation enracinée, ci-après TE, parfois appelée théorisation ancrée (Paillé, 1994; Laperrière,1997), théorie ancrée, ou en anglais Grounded theory, répond à une exigence déterminante de cette thèse, en ce sens qu’elle vise la découverte de perspectives théoriques à partir de la réalité telle qu’elle est vécue sur le terrain. Sous cet angle, la réalité est constamment construite par les acteurs, la tâche du chercheur consiste alors à étudier ces construits sur la base de leurs représentations, ce qui est précisément l’objectif de cette recherche. Cependant, compte tenu des contraintes imposées par le contexte (disponibilité des élèves à l’approche des examens, possibilités restreintes d’accès aux classes pour procéder à des observations, dispersion des répondants dans différents groupes pour les cours autres que ceux de morale), il n’a pas été possible de respecter en tout point la théorisation enracinée, dans la mesure où nous ne sommes pas restée sur le terrain jusqu’au terme de l’analyse de même que nous avons procédé à un échantillonnage intentionnel. Néanmoins, nous nous sommes largement inspirée de la TE tant pour la collecte que pour les premières analyses des données. En effet, comme le recommande cette approche, l’analysedes données a commencé en même temps que la collecte. Ainsi, nous avons procédé à une analyse préliminaire de chaque entretien individuel avant de passer au suivant, ce qui a permis de préciser certains points (21). De même, le guide pour les entretiens collectifs a été élaboré sur la base des premières analyses des entretiens individuels.

Rappelons cependant que la théorisation enracinée, mise de l’avant par Glaser et Strauss (1967), reprise et enrichie par Strauss et Corbin (1990) puis par Paillé (1994), n’est pas « entièrement originale, ayant rassemblé, puis systématisé et poussé plus avant un ensemble de procédures qui avaient été développées dans la sociologie américaine depuis l’École de Chicago » (Laperrière, 1997, p.334). En effet, on peut aisément constater des liens de filiation. Tout comme le pragmatisme américain, la TE affirme la nécessité d’enraciner la théorie dans la réalité telle que vécue par les acteurs ayant l’expertise pertinente, pour développer des disciplines scientifiques. S’inspirant notamment de la phénoménologie, cette approche postule également que pour comprendre un phénomène il faut « le laisser parler de lui-même », c’est-à-dire mettre entre parenthèses tous les présupposés et notions préexistantes.

An effective strategy is, at first, literally to ignore the literature of theory and fact on the area under study, in order to assure that the emergence of categories will not be contaminated by concepts more suited to different areas. (Glaser et Strauss, 1967, p.37).
Cette démarche empirique de découverte de la connaissance à visée théorique débute par la formulation d’une question que le chercheur va préciser au cours d’un processus durant lequel il collecte, encode et analyse les données. Les nouvelles données sont intégrées au fur et à mesure, ce qui permet d’apporter un nouvel éclairage sur le travail déjà réalisé et de planifier la suite de la recherche.


Figure 3. 1
Une démarche de recherche qualitative » (Savoie-Zajc, 2000, p.177)

À l’instar de l’interactionnisme, la TE est un processus dynamique de construction qui émerge d’interactions. Se fondant sur la TE, Lincoln et Guba (1985) ont élaboré un modèle qui représente bien la dynamique d’une recherche qualitative/interprétative, comme l’illustre le schéma (Figure 3.1) repris par Savoie Zajc (2000, p. 177).

Ce processus en boucle se déroule selon un cycle de trois phases étroitement liées qui se répètent jusqu’à saturation des données, c’est-à-dire lorsque i) les données recueillies n’apportent plus aucune nouvelle information ; ii) les catégories incluent tous les éléments du phénomène et ne sont plus enrichies par de nouvelles données ; iii) les liens entre les catégories sont établis et validés (Strauss et Corbin 1990). Les trois phases consistent en : l’échantillonnage théorique, la collecte des données, et leur analyse. Dans les pages qui suivent, nous décrivons chacune des phases par lesquelles nous sommes passée puis, nous explicitons le contexte spécifique dans lequel elle se sont déroulées.

Bien que dans le processus de théorisation enracinée les différentes étapes se chevauchent et se répètent dans un processus interactif, la présentation qui en est faite ci-après a nécessairement subi la linéarité de l’écrit, gommant ainsi le caractère itératif qui caractérise cette démarche.

3.1 L’échantillonnage théorique

L’échantillonnage théorique est d’abord et avant tout déterminé par la question de recherche, en vue de fournir le maximum d’informations. À mesure que progresse la découverte de catégories conceptuelles et qu’émergent les propositions, la démarche consiste à rechercher des sites et des informateurs pour développer ces catégories jusqu’à ce que les données recueillies ne permettent plus de les enrichir et jusqu’à ce qu’il soit impossible de rejeter les propositions, c’est-à-dire jusqu’à la saturation théorique. Pour atteindre cette saturation, le chercheur tente de diversifier au maximum les sources de données.

In trying to reach saturation he maximizes differences in his groups in order to maximize the varieties of data bearing on the category, and thereby develops as many diverse properties of the category as possible » (Glaser et Strauss, 1967, p.62).

Compte tenu du fait qu’il n’a pas été possible de répondre à ces exigences à cause des contraintes imposées par le contexte scolaire, nous avons procédé à un échantillonnage intentionnel (ou par choix raisonné) c’est-à-dire que les participants à la recherche répondaient à un certain nombre de critères, ils partageaient donc certaines caractéristiques (niveau scolaire, tranche d’âge). Cette orientation a conduit à renoncer à un échantillonnage représentatif au sens statistique du terme, qui aurait supposé un nombre important de répondants. De toute façon, comme l’affirment Huberman et Miles (2003, p.27), « peu importe ce que vous ferez, vous ne réussirez jamais à étudier tout le monde partout et dans toutes leurs activités ». Le but n’est pas ici de viser la représentativité de l’échantillon étudié, mais plutôt d’élargir le champ d’investigation. D’ailleurs, chaque individu étant porteur des cultures et des sous-cultures auxquelles il appartient, il en est représentatif, à la différence des recherches quantitatives pour lesquelles l’échantillonnage se base essentiellement sur la représentation statistique.

La sélection que nous avons faite se veut donc moins représentative que significative. L’un des critères incontournables dans le choix de l’échantillon, que Deslauriers (1991) qualifie d’intentionnel, fut dans le cas présent, la production de nouveaux faits et d’un maximum d’informations.

La qualité des données étant un élément déterminant du processus d’analyse, il nous semble pertinent de décrire aussi précisément que possible les différentes étapes qui ont conduit au choix des sites et de la population ciblée.

3.1.2 Démarche d’échantillonnage

Afin de ne pas alourdir les procédures administratives, une seule Commission scolaire a été ciblée, mais nous avons retenu celle qui regroupait le plus grand nombre d’écoles afin d’élargir les possibilités de choix, soit la Commission scolaire de Montréal (CSDM).

Nonobstant la lourdeur administrative des procédures, l’obtention d’une autorisation officielle de la CSDM n’a pas posé de problème. Après que la « demande d’expérimentation » eut été acceptée par le Comité de la recherche du Service des ressources éducatives de la CSDM, il a fallu choisir les écoles. Le premier critère retenu pour ce choix en fut un de validité : nous devions pouvoir nous adresser directement aux élèves sans que l’administration scolaire n’ait procédé à une sélection préalable. Ne connaissant pas les 42 écoles secondaires offrant un 2e cycle, nous avons fait appel à l’expertise d’un conseiller pédagogique qui connaissait particulièrement bien ces établissements scolaires. Après que nous lui eurent expliqué que nous recherchions la plus grande diversité possible, il a suggéré une école alternative, une école à « multiples facettes » (à la fois « interculturelle » à 90%, « à vocation particulière » et « école de quartier ») et une école de quartier « ordinaire », c’est-à-dire sans vocation particulière, ni caractéristique distinctive.

Les trois écoles retenues avaient comme point commun d’accueillir un grand nombre d’élèves, ce qui augmentait la probabilité de trouver des volontaires. Elles ont d’autre part été choisies dans des contextes aussi diversifiés que possible afin de fournir le maximum de variations dans les expériences scolaires et sociales des élèves. Une fois que les écoles furent choisies, notre « demande d’expérimentation » a été transmise aux directeurs et directrices des regroupements dont elles dépendaient ; ceux-ci ont, à leur tour, transmis cette demande aux directions des écoles concernées.

L’étape suivante a fait l’objet d’une attention particulière dans la mesure où elle conditionnait l’accès aux données ; il s’agit de l’entrée sur le terrain. L’organisation par l’Association pour la recherche qualitative (ARQ), d’un colloque intitulé « défis et enjeux de l’entrée sur le terrain en recherche qualitative » (2000) démontre l’importance de cette étape.

Le premier contact avec les écoles pose des défis qui semblent s’être multipliés et seraient dus

[au] renforcement des normes et procédures déontologiques, [à] la saturation de certains terrains […] devant la demande croissante de collaboration sollicitée de la part des milieux de la recherche, [à] la sensibilité politique accrue de plusieurs milieux en contexte de restriction budgétaire et d’exigences croissantes d’imputabilité [et enfin, à] la complexité traditionnelle propre à la recherche sur des sujets délicats, illégaux ou tabous. (ARQ, 2000, p.1).

Tous ces éléments ont donc été considérés au moment de la première prise de contact. Certaines écoles faisant face à de nombreuses demandes de la part des milieux de recherche, nous avons privilégié celles qui avaient été les moins sollicitées pour éviter la « saturation ». La question de la « sensibilité politique » étant particulièrement prégnante dans un contexte de tension en milieu scolaire, nous avons fait en sorte que la collecte de données ne s’accompagne pas d’un surcroît de travail pour les enseignants. La seule contribution qui leur était demandée était de nous ouvrir leur classe une dizaine de minutes avant la fin d’un cours pour présenter le projet aux élèves.

Dans les trois écoles retenues, il nous a été suggéré de communiquer avec un enseignant de morale ; tous ont accepté de nous accueillir dans leur classe. Toutefois, pour des raisons de santé, l’un d’entre eux n’a finalement pas pu nous recevoir. Étant arrivée à une saturation théorique avec le matériel recueilli dans les deux autres écoles, il n’a pas été nécessaire de remplacer cette défection.

Dans les deux écoles, nous avons rencontré l’enseignant pour lui expliquer l’objet de la recherche et convenir de deux dates pour présenter le projet de recherche à deux groupes-classes de cinquième secondaires. Il est à noter que nous nous présentions comme quelqu’un qui avait enseigné pendant dix-sept ans, ce qui réduisait la distance que peut induire une relation entre un chercheur et un enseignant.

3.1.3 L’échantillon retenu

3.1.3.1 Les écoles

Située dans le sud-ouest de la ville de Montréal, la première école (ci-après l’école A), est une école de quartier « ordinaire », c’est-à-dire sans vocation particulière, ni caractéristique distinctive. Elle accueille une population qui provient de deux quartiers dont le profil socio-économique se situe dans la moyenne montréalaise, d’après les « profils socio-économiques » réalisés par la ville de Montréal (2003). Selon le directeur adjoint responsable des classes de cinquième secondaire, le nombre de personnes âgées sans enfant d’âge scolaire, dont les revenus se situent au dessus de la moyenne, modifie le profil socio-économique du quartier, ce qui a pour effet de priver l’école de budgets supplémentaires au titre d’« école défavorisée ». Près de 90% des quelque 1100 élèves, dont 500 ont entre 15 et 17 ans, sont « francophones de souche ». Au moment de la collecte des données, le projet éducatif était en révision ; nous avons par la suite tenté de prendre connaissance du nouveau projet éducatif, ce qui nous a été refusé par la nouvelle directrice adjointe.

La deuxième école qualifiée d’école à « multiples facettes » par le conseiller pédagogique qui nous l’a suggérée, se différencie de la précédente par la diversité des origines ethnoculturelles des élèves qu’elle accueille : 75% d’entre eux sont nés ailleurs qu’au Québec. « L’école comporte d’ailleurs un important secteur de Soutien à l’apprentissage du français visant la francisation et l’intégration des élèves allophones. » (Projet éducatif de l’école). Cette école « à vocation particulière » offre des programmes en musique et en arts de la scène, des cours « enrichis » dans diverses matières, ainsi que des mesures d’aide et des cheminements particuliers pour les élèves en difficulté d’adaptation et d’apprentissage. Cet établissement scolaire, qui accueille plus de 1700 élèves, dont 230 en cinquième secondaire, bénéficie des mesures du programme Agir autrement, qui s’adresse aux écoles qui « accueillent le plus d’élèves issus de milieux défavorisés ».

3.1.3.2 La population ciblée

Plusieurs raisons ont présidé au choix d’élèves de la 5ème secondaire comme « population cible ». Tout d’abord, le fait qu’ils aient atteint ce niveau scolaire laissait supposer qu’ils maîtrisaient suffisamment la langue française pour être en mesure de préciser leurs points de vue. De plus, sachant que c’était leur dernière année à l’école secondaire, ils craignaient moins de donner leur opinion. Enfin, cette tranche d’âge correspond, selon Piaget, au dernier stade du développement cognitif. À ce stade, l’adolescent a acquis la capacité de manipuler des idées, ce qui lui permet de raisonner sur des dimensions abstraites.

Pour éviter d’imposer des préconceptions relativement à des variables opérantes (bio-psychosocio-économico-culturelles) qui risquaient d’enfermer les élèves interviewés dans des perspectives théoriques prédéterminées, nous avons eu recours à l’échantillonnage volontaire pour identifier les répondants. Si cette stratégie présente le risque d’être biaisée, elle offre, en revanche l’avantage de s’assurer de la collaboration des répondants, étant donné qu’ils se sont portés volontaires. Au total, treize élèves ont collaboré à cette recherche (huit dans une école, cinq dans l’autre) sur les quinze qui s’étaient dits prêts à collaborer. Il était prévu de présenter le projet à un autre groupe classe si le niveau de saturation des données n’avait pas été atteint, ce qui s’est avéré inutile. D’ailleurs, bien qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de règle concernant le nombre idéal de répondants à interroger pour rencontrer les critères de scientificité reconnus en recherche qualitative, dans la pratique, ce nombre varie de dix à 15 (Boutin, 1997, p.34) pour atteindre la saturation théorique.

Concrètement, nous disposions d’une dizaine de minutes pendant un cours pour présenter le projet de recherche aux élèves et en convaincre quelques-uns de collaborer. Pour ce faire, la présentationqui se voulait stimulante et rassurante, tenait compte des caractéristiques propres à l’adolescence. Nous nous présentions en tant qu’étudiante comme eux, (ce qui répond au besoin de réciprocité, caractéristique à l’adolescence) et leur expliquions que pour obtenir notre diplôme nous devions faire une recherche et non, comme eux, passer des examens. Nous leur exposions ensuite l’objectif de la recherche, à savoir, « comprendre la façon dont les élèves qui terminent le secondaire se représentaient les règles à l’école ». Le fait qu’un adulte s’intéresse à leurs représentations est vu, par les répondants qui ne se sentent ni écoutés ni pris au sérieux par les adultes, comme une opportunité de donner leur point de vue. Puis, nous leur expliquions que, sans leur collaboration, cette recherche devenait impossible, puisque seuls des élèves finissants avaient l’expertise pour parler de leurs représentations des règles. Le fait d’être reconnu comme étant détenteur de l’expertise confère un statut valorisant qui a toute son importance à l’âge où se construit l’identité ; de plus, le terme de collaboration évoque l’égalité et la réciprocité de la relation, ce à quoi aspirent les adolescents. Pour terminer, nous précisions en quoi consisterait la collaboration en insistant sur le fait que les volontaires pourraient se retirer en tout temps sans avoir à s’en expliquer.


(21) Par exemple, les premiers entretiens semblaient indiquer que le respect des règles dépendait en bonne part du respect que les répondants manifestaient pour les enseignants; nous avons donc introduit une nouvelle question au guide d'entretien : « Qu'’est-ce qui fait, selon vous, que des enseignants sont ou non respectés? ».