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3.2 La collecte des données

La collecte des données qui « consiste en l’utilisation de stratégies souples afin de préserver l’interaction avec les participants » (Savoie-Zajc, 2000, p.181), est guidée par la question de recherche et s’effectue en plusieurs temps et en simultanéité avec l’analyse. Dans le cas présent, nous avons eu recours à plusieurs techniques et modes d’investigation dont nous présentons ci-après les principales caractéristiques avant de préciser l’utilisation que nous en avons faite.

3.2.1 Mode d’investigation : techniques de recherche

3.2.1.1 La carte conceptuelle

La carte conceptuelle est une technique particulièrement appropriée pour le type d’investigation que nous nous étions proposée de conduire, car elle « peut être considérée comme une représentation interne des concepts et des relations entre les concepts que l’individu utilise pour comprendre son environnement » (Boutin, 1999, p.207). On lui connaît de nombreuses appellations (carte mentale, carte de concept, cartographie cognitive, carte cognitive « cognitive mapping »), renvoyant à autant de définitions, selon la forme que prennent ces cartes aux niveaux de l’apparence et du contenu, notamment, pour notre part, nous retenons le terme de « carte conceptuelle ».

Cette technique se serait développée à partir de deux courants de pensée : la théorie de l’association des idées et celle de la psychologie cognitive (Boutin, 1999, p.205). Elle est utilisée pour analyser les systèmes de croyances politiques « political belief systems », de même qu’elle est reconnue comme une méthode pertinente, notamment, pour ce qui a trait à l’étude de la perception et de l’interprétation (Huff, dans Verstraete, 1999).

Il existe d’autres dispositifs pour faire émerger les représentations sur des notions ou des concepts. Tozzi (2001, p.9) en propose un certain nombrepour réfléchir avec des élèves sur le concept de justice. Les techniques proposées sont ici envisagées dans une perspective éducative et destinées à être utilisées dans le contexte d’une classe ; elles requièrent la plupart du temps un travail préparatoire de la part de l’élève, ce qui, dans le cadre de cette recherche, n’était pas envisageable.

De plus en plus utilisée dans le champ de la psychologie et des sciences sociales, particulièrement en sciences de l’éducation, la carte conceptuelle permet l’émergence d’un savoir d’expérience constitutif d’une vision de la réalité ; ce qui, en recherche qualitative, facilite l’exploration d’un thème donné.

Par ce genre de travail, on comprend mieux les représentations des acteurs, leurs attentes […] et leurs préoccupations d’ordre factuel. L’intérêt que présente cet outil est qu’il offre aux acteurs la capacité d’élucidation de leur propre discours, de leurs propres représentations. » (Boutin et Truchot, 1997, p.20).

Boutin, présente deux types de cartes conceptuelles. La carte « mind mapping », qui

consiste [selon son auteur] en un mot ou un concept central autour duquel vous pouvez écrire 5 à 10 idées centrales (mains ideas) reliées à ce mot central. Vous prenez alors chacun de ces mots et à nouveau, vous écrivez 5 à 10 idées importantes reliées à chacun de ces derniers. (Boutin, 1999, p.206).

La carte « concept mapping », expérimentée au départ par Novak et Gowin (1984), se différencie de la précédente en ce qu’elle fait appel à l’évocation spontanée sans lien direct avec un thème principal, plusieurs concepts peuvent donc apparaître. En termes de représentations, la « mind map » peut prendre la forme d’un arbre, alors que la « concept map » fait appel à des réseaux notionnels. Compte tenu du fait que cette recherche vise à mettre à jour les représentations du concept de règle, la « mind map », qui se centre sur un thème, a semblé plus appropriée que la « concept map ».

Concrètement, le répondant reçoit une feuille au centre de laquelle est écrit et encerclé le concept principal en l’occurrence celui de règles à l’école. Il lui est demandé d’écrire toutes les idées qui lui viennent à l’esprit à propos du thème en les répartissant sur la feuille et en les entourant d’une bulle. Il s’agit ensuite de refaire le même exercice pour chaque mot inscrit. Cet exercice, proposé aux volontaires en tout début de collecte de données, a offert plusieurs avantages. Tout d’abord, cela a permis aux élèves de réfléchir à la question des règles avant l’entretien individuel ; les cartes conceptuelles qui ont par la suite servi de déclencheur, ont également fourni des données dont l’analyse a contribué à compléter le guide d’entretien et à fournir des éléments qui ont par la suite été exploités lors des échanges avec les répondants.

La première rencontre avec les répondants était également l’occasion de leur préciser la façon dont nous allions procéder, de résumer les règles déontologiques en commentant le contenu du dossier qui leur était remis. Ce dossier comportait les formulaires de consentement (pour eux et leurs parents) et une fiche de renseignement qu’ils devaient remplir après avoir choisi un pseudonyme. Au terme de cette rencontre nous fixions, avec chaque répondant une date et un lieu de rendez-vous pour l’entretien individuel.

3.2.1.2 L’entretien individuel

Couramment utilisé en recherche qualitative, l’entretien de recherche, parfois appelé entrevue ou interview, représente « la méthode la plus efficace de l’arsenal qualitatif » (McCracken dans Boutin, 1997, p.2). Comme le souligne Anadón (1991, p.16) : « L’entrevue donne la possibilité de l’exploration d’un thème donné plutôt que de restreindre la réponse, comme ce serait le cas d’un questionnaire fermé ».

Il existe néanmoins de multiples façons de concevoir la conduite idéale d’un entretien comme l’illustrent les différentes typologies. On peut classer ces typologies en fonction 1) de l’information recherchée (les questions seront ouvertesou fermées) ; 2) du degré de latitude accordé à l’interlocuteur (on parlera alors d’entretien directif ou dirigé, semi-directif ou semi-dirigé, non directif ou non dirigé ou libre) ; 3) du niveau de planification ou de standardisation (à réponses libres ou guidées) ; 4) du niveau de profondeur visé (on parlera alors d’entretien en profondeur/ libre, centré, de type clinique, ou ethnographique ; 5) et du but poursuivi (entretien directquand les questions posées ne veulent rien dire d’autre que ce qu’elles paraissent demander ou indirect quand les questions permettent au chercheur de recueillir des informations à l’insu de l’enquêté.) (Boutin, 1997, pp.23-24).

Même si l’objet de cette recherche et la nature des informations à collecter incitaient à privilégier des entretiens semi-dirigés (guidés ou centrés), il restait à préciser le degré de proximité ou de distance. La qualité de la relation entre le chercheur et les participants à la recherche étant primordiale pour garantir la validité et la fiabilité des données recueillies, la proximité est requise cependant que la distanciation est tout aussi nécessaire. Pour définir la distance appropriée, nous avons pris en compte certaines caractéristiques propres à l’adolescence.

L’adolescence, on le sait, est l’âge des mutations, tant physiques que psychiques ; l’identité personnelle et sociale est en construction. Ces transformations génèrent une certaine incertitude qui s’accompagne d’un besoin de sécurité en même temps que d’affirmation personnelle et d’autonomie. Cette ambiguïté traduit l’attirance simultanée et continuelle de l’adolescent pour deux tendances contraires : la dépendance de l’enfance encore toute proche et l’autonomie de l’âge adulte qui se profile. Cette période de perturbations de l’équilibre psychosociale intervient alors que se développe la pensée formelle au cours de laquelle l’adolescent se détache du réel et devient capable de raisonner sur des sujets abstraits. Devenu capable de manipuler et d’organiser les idées, il porte un regard de plus en plus critique sur l’autorité des adultes dont il attend des explications « logiques ». Cette contestation de l’autorité se double d’une augmentation du besoin d’égalité qui se traduit par une exigence de réciprocité. L’âge des revendications est parfois aussi celui des provocations, voire de la révolte contre les adultes.

C’est en ayant en tête ces caractéristiques de l’adolescence que nous avons choisi de privilégier un type d’entretien centré sur le dialogue qui permette de guider les interlocuteurs tout en leur laissant une marge de liberté, ce qui renvoie la question de la distance et de la proximité dans la relation de recherche. En effet, la prise en comte de l’exigence d’égalité exprimée par les adolescents incite, pour réduire la distance, à renoncer à une relation asymétrique qui accepte l’inégalité. Compte tenu de ce qui précède et de l’orientation méthodologique retenue, l’entretien de recherche a été envisagé sous l’angle d’une construction par l’interaction dans laquelle l’intervieweur joue un rôle actif, ce qui correspond à la définition qu’en donne Savoie-Zajc.

L’entrevue semi-dirigée consiste en une interaction verbale animée de façon souple par le chercheur. Celui-ci se laissera guider par le flux de l’entrevue dans le but d’aborder, sur un mode qui ressemble à celui de la conversation, les thèmes généraux sur lesquels il souhaite entendre le répondant, permettant ainsi de dégager une compréhension riche du phénomène à l’étude. (Savoie-Zajc, 1984, p.265).

Ce type d’entretien permet de faire émerger des éléments dont la personne n’est pas toujours consciente. De plus, l’écoute active de l’interviewer comporte l’avantage de susciter la motivation de l’adolescent, ce que ne permet pas l’entretien dirigé, qui peut rappeler l’examen. En fait, l’entretien semi-dirigé (guidé, à réponse libre, non structuré, ou entretien ouvert, selon les terminologies), s’avère être une technique éprouvée qui, grâce à la latitude et la flexibilité qu’il offre, permet de cerner la pensée de l’interviewé et d’approfondir certains domaines. Pour Palmer, cité par Lapassade

l’entretien non structuré peut sembler ne comporter aucune espèce de structuration, mais en réalité, le chercheur doit élaborer une trame à l’intérieur de laquelle il conduit son entretien ; l’entretien non structuré est flexible, mais il est contrôlé. (Lapassade, 1998, non paginé).

Cette trame dont parle Palmer a pris la forme d’un guide d’entretien (canevas, schéma, protocole ou grille), dont l’élaboration s’est faite en plusieurs étapes s’alimentant dans un mouvement dialectique. C’est à partir de l’analyse de données issues d’une recherche exploratoire que nous avons conduite auprès d’adolescents et des apports théoriques présentés supra, qu’il a été possible de dégager les thèmes qui ont servi de cadre à une première ébauche. Ce guide préliminaire a été testé par nous auprès de trois élèves de cinquième secondaire et remanié au terme de chacun de ces entretiens exploratoires. Leur déroulement ne différait pas de ceux que nous avons conduits par la suite, si ce n’est que nous annoncions dès le début que nous allions tester un guide. Nous expliquions que cet entretien servirait pour la suite de la recherche afin de nous assurer que les questions étaient claires, nous ajoutions que nous avions besoin des conseils d’un adolescent pour formuler celles qui ne l’étaient pas. Il s’est avéré que certaines questions étaient difficiles à comprendre à cause d’un vocabulaire mal adapté, d’autres étaient redondantes ou s’éloignaient de l’objet de recherche. Nous avons donc remanié ce projet de guide en prenant soin de formuler les questions de façon aussi compréhensible que possible pour des adolescents (voir appendice A). Par ailleurs, nous avons adapté le guide d’entretien pour chaque participant en ce sens que nous sommes partie des cartes conceptuelles plutôt que du guide pour l’ordre dans lequel ont été posées les questions.

Comme nous venons de le voir, l’intervieweur joue un rôle actif dans la conduite des entretiens, ce qui requiert de sa part « des qualités humaines qui facilitent la relation avec la personne interviewée » (Boutin, 1997, p.55), afin d’installer un climat de confiance propice à l’échange. Il doit être son propre outil et maîtriser un certain nombre de techniques (telles l’écho ou le reflet) pour faciliter la communication, élément de base de l’entretien (22).

Le fait de s’adresser à des adolescents, demande des dispositions particulières. La formation que j’ai reçue pour enseigner à des « adolescents présentant des troubles importants à dominantes psychologiques » de même que les années d’expérience dans ce domaine ont constitué, à cette étape, un atout non négligeable.

L’intervieweur doit, par ailleurs, être vigilant vis-à-vis des risques de contamination des sources de données. Van der Maren (1996, p.239-248) identifie quatre sources de contamination possible au niveau du recueil des données. La stéréotypiequi consiste à classer plus ou moins consciemment le sujet dans une catégorie ; l’effet halo qui désigne une tendance à relier des faits d’observation subséquents à une série d’indices observés sans lien avec les objectifs de la recherche ; l’hyper ou hypo perception qui consiste à noter plus ou moins d’évènements en fonction de ses hypothèses ; enfin, la perception sélective qui revient à éliminer certaines catégories d’éléments, bien que pertinents pour protéger son hypothèse, ou inversement, par crainte de ce biais. La prise en compte de ces éléments au moment de la collecte des données a permis de réduire ces risques de contamination. Car,

il ne s’agit pas de considérer que le chercheur doit rester neutre dans le dispositif, mais plutôt qu’il doit être conscient et gérer de façon attentive et attentionnée les multiples risques de contamination qu’engendrent ses relations avec les sources. (Ibert, et al, 1999, p.16).

Voyons maintenant comment se sont déroulés les entretiens.

La veille de l’entretien, chaque répondant a reçu un appel téléphonique pour vérifier s’il était toujours d’accord pour collaborer et pour confirmer le rendez-vous du lendemain. Tous les entretiens se sont déroulés dans les locaux de l’école, de la mi-mars à la fin-avril 2002. Nous avons choisi cette période de l’année scolaire en tenant compte du fait que, les élèves, arrivant au terme de leur dernière année au secondaire, ont moins de réticence pour dire ce qu’ils pensent, sachant qu’ils n’ont plus que quelques mois à passer à l’école. Il a également fallu prendre en considération les périodes de révisions avant les examens de fin d’année.

À l’exception de deux entretiens qui ont eu lieu pendant une période de cours, pour raison d’examen, tous les autres se sont déroulés après les heures de classe. Dans la première école (école A), l’enseignant a mis sa salle de classe à notre disposition, dans l’autre école (école B) l’administration nous a attribué une salle disponible : salle de classe, pastorale ou local du personnel.

Pour nous plonger dans le contexte de l’école, nous arrivions toujours au moins une heure à l’avance, ce qui nous donnait l’occasion d’échanger de manière informelle avec des adultes de l’école. Quelques minutes avant l’heure du rendez-vous suffisaient pour préparer le dispositif (collation, magnétophone, bloc-note) et revoir le guide d’entretien personnalisé.

Les entretiens se sont déroulés en trois phases : l’accueil, l’entretien proprement dit et le dénouement. La phase de l’accueil a duré plus ou moins longtemps selon les répondants, dans la mesure où nous prenions le temps nécessaire pour que la personne se sente à l’aise et vive notre entretien comme une conversation. Pour lancer la discussion, nous faisons référence à une remarque ou une question qu’avait posée l’interlocuteur lors de notre première rencontre ou la veille au téléphone, ces éléments étant dûment consignés dans le « journal de bord ». Pendant cette première phase qui n’était pas enregistrée, nous ne prenions aucune note, mais immédiatement après l’entretien, nous inscrivions dans le journal de bord ce qui avait été dit et nos impressions. Quand l’interlocuteur semblait en confiance, nous commencions l’entretien en rappelant la façon dont nous allions procéder (enregistrement, prise de notes, série de questions) et en insistant sur les règles de confidentialité. Nous profitions de cette occasion, pour leur demander les formulaires de consentement signés. Après avoir répondu aux questions quand il y en avait et vérifié si la personne était toujours d’accord pour collaborer, nous lui précisions qu’elle pouvait, à n’importe quel moment interrompre l’entretien sans avoir à s’en justifier et qu’elle était tout à fait libre de répondre à nos questions.

Venait ensuite l’entretien proprement dit, c’est à ce moment que commençait l’enregistrement. Nous partions de la carte conceptuelle en expliquant que ce qui nous intéressait était d’aller plus loin pour comprendre le mieux possible ce qu’avaient voulu dire les répondants en écrivant leurs idées sur la feuille. Nous insistions sur le fait que tout ce qu’ils avaient à dire nous intéressait et qu’ils n’avaient pas à se censurer ; leur exprimant par là une acceptation inconditionnelle de ce qu’ils pourraient dire. Nous passions ensuite en revue chacun des thèmes de la carte conceptuelle à partir de la question : « peux-tu me raconter ce que tu t’es dit quand tu as écrit ce mot? » À partir de ce que disait la personne et tout en respectant les temps de silence, nous posions des questions de précision, nous relancions par des techniques (comme l’écho, qui consiste à reprendre un mot que la personne a accentué ; l’appui qui se manifeste par des signes d’écoute et d’empathie), pour faire en sorte que les répondants parlent le plus possible par eux-mêmes ; ce qui a grandement été facilité par la carte conceptuelle. Loin de rester impassible comme le suggèrent certains auteurs, nous manifestions des signes d’écoute et de compréhension tout au long des entretiens, mettant l’accent sur l’empathie et l’absence de tout jugement. Quand les propos s’y prêtaient, nous intégrions des questions du guide d’entretien au cours de la discussion, mais sans recourir au document. Ce n’est qu’après avoir fait le tour des éléments de la carte conceptuelle que nous prenions le guide d’entretien ; nous passions alors en revue les questions pour vérifier si rien n’avait été oublié. Nous faisions une synthèse des réponses qui avaient été apportées pour nous assurer que nous avions bien compris et nous posions les questions qui n’avaient pas trouvé de réponse. La plupart du temps, il ne restait qu’une ou deux questions. Ce sont donc les idées exprimées par les répondants qui ont permis de structurer les entretiens.

Après avoir vérifié s’il y avait des ajouts ou des clarifications à apporter, nous annoncions qu’on arrivait au terme de notre échange. À la fin de l’entretien nous demandions à notre interlocuteur ce qui l’avait incité à collaborer à cette recherche et, avant de conclure, nous procédions à un debriefing en encourageant l’interviewé à exprimer toutes les réactions, sensations, émotions, qu’il avait éprouvées pendant l’entretien. Enfin, nous le remerciions pour sa précieuse collaboration, et lui offrions un album de dessins illustrant les articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme en guise de remerciement. Après avoir arrêté l’enregistrement, nous prenions en notes ses disponibilités en vue de l’entretien de groupe. Souvent nous poursuivions la discussion quelques minutes avant de nous quitter. Tout de suite après l’entretien, nous consignions nos impressions et remarques dans le journal de bord.

3.2.1.3 L’entretien collectif centré

Fréquemment utilisé en sciences sociales depuis les années 70-80, l’entretien collectif centré, ou groupe focus s’avère particulièrement utile dans une recherche qui vise à recueillir les points de vue de groupes. Cette méthode, issue des stratégies d’étude de marché, elles-mêmes fondées sur des théories de psychologie sociale et de communication, connaît plusieurs appellations apportant chacune ses nuances. Ainsi, le groupfocus est un entretien de groupe homogène, tandis que le terme d’entretien de groupe ne nécessite pas une homogénéité des participants. Il est aussi question, dans la littérature scientifique, d’entrevue de groupe, de groupe centré, de groupe de discussion, ou de réunion à thème. Comme pour l’entretien individuel, il existe de multiples façons de concevoir le rôle de l’animateur selon le degré de directivité attendu. Pour notre part, nous avons privilégié l’expression entretien collectif centré proposée par Boutin, car elle semble être la traduction la plus proche de focus group. En effet, le terme « focal », « dérivé savant du latin classique » (Rey, 1998, p.1448) exprime bien l’intention de centrer la discussion (focaliser) sur un thème précis, en l’occurrence celui des règles. Dans leur Manuel des groupes focaux, Dawson et Manderson (1995) soulignent l’intérêt de cette méthode qui

donne aux participants l’occasion d’être d’accord ou non, les uns avec les autres. Il donne aussi un aperçu sur la manière dont un groupe perçoit une question, présente une série d’opinions et d’idées ainsi que les contradictions et les disparités qui existent dans une communauté donnée quant à ses croyances, ses expériences et ses coutumes. (Dawson et Manderson, 1995, chap.1, sect.1).

Dans un entretien collectif centré, les participants partagent une ou plusieurs caractéristiques communes (l’âge, le sexe, la formation, l’origine sociale., par exemple). « Les participants au groupe sont ainsi encouragés à s’exprimer plus librement sur le sujet sans crainte d’être jugés supérieurs, plus habiles ou plus conservateurs. » (Dawson et Manderson, 1995). De plus, les caractéristiques communes, permettent, lors d’un entretien collectif centré, de révéler des attitudes et des normes collectives (Boutin, 1997, p.36). Dans le cas présent, les participants avaient en commun les caractéristiques suivantes : ils fréquentaient la même école, ils appartenaient à la même tranche d’âge et étaient tous en cinquième secondaire.

Tous les auteurs s’entendent pour dire que le point central de cette méthode est de placer les participants dans une situation d’interaction afin de stimuler leur réflexion et de partager leurs opinions. Cette interaction explicite produit de nouvelles données et génère de l’information qui, autrement, serait restée cachée. De plus, l’entretien collectif centré se prête particulièrement bien à l’attrait des adolescents pour les pratiques en groupe. L’entrevue de groupe, pour reprendre la terminologie de Deslauriers, présente de nombreux avantages qu’il souligne :

le groupe permet aux personnes de réfléchir, de se rappeler des choses oubliées qui ne seraient pas remontées autrement à la mémoire ; le groupe agit comme autocorrecteur en permettant à la personne de modifier son jugement et de donner une opinion plus nuancée ; le groupe peut recréer une sorte de microcosme social où le chercheur peut identifier les valeurs, les comportements, les symboles des participants. (Deslaurier, 1991, p.38-39).

Comme l’entretien individuel, l’entretien collectif centré exige de la part de l’animateur qu’il soit un bon communicateur, capable d’installer un climat de confiance propice à l’échange. Car,

l’entrevue tente de préserver l’expression des contradictions, des tensions des conflits des cahots, des ruptures et des circularités qui font partie de l’expérience humaine. Cela impose au chercheur une attitude d’écoute plus que de maîtrise de techniques, une manifestation de réceptivité afin de stimuler l’engagement et l’expression. (Van der Maren, 1996, p.312).

La personne qui anime un entretien de groupe doit de plus, selon Merton et al. (1990), empêcher un individu ou une petite coalition de dominer le groupe, encourager les sujets récalcitrants à participer, obtenir du groupe une analyse la plus complète possible du thème abordé. Fontana et Frey (1994) considèrent qu’il faut également savoir équilibrer les rôles directif et modérateur afin d’être attentif à la fois au guide d’entretien et à la dynamique de groupe. Enfin, comme pour l’entretien individuel, l’animateur doit également être vigilant vis-à-vis des risques de contamination des sources de données.

Ces contaminations sont de trois ordres : la contamination intragroupe, la contamination entre le chercheur et la population interviewée, ainsi que la contamination entre sources des données primaires et sources de données secondaires. On peut définir la contamination comme toute influence exercée par un acteur sur un autre, que cette influence soit directe (persuasion, séduction, impression, humeur, attitude, comportement, etc.) ou indirecte (émission de message par un tiers, diffusion non contrôlée de signaux aux acteurs, diffusion d’un document influençant la population étudiée, choix des termes dans un guide d’entretien, etc.). (Ibert et al., 1999).

Associé à l’entretien individuel, l’entretien collectif centré obéit au principe de triangulation, lequel consiste en une stratégie qui vise à « valider les résultats d’une recherche, grâce à la multiplication des méthodes d’analyse et la confrontation des résultats obtenus par des moyens différents » (Tochon 1990, p.86). Dans le cadre de cette recherche, les entretiens collectifs, qui ont été conduits à la suite et en complément des entretiens individuels, visaient, d’une part, à recueillir les commentaires des participants au sujet des premières analyses des entretiens individuels et, d’autre part, à soumettre à la discussion les points sur lesquels les opinions semblaient diverger. Pour assurer la validité interne, il faut, en effet, vérifier le degré de concordance entre le sens que le chercheur et les participants attribuent aux données, ce qu’ont permis les entretiens collectifs.

Les répondants de chacune des écoles ont été regroupés pour constituer les deux groupes d’élèves qui ont chacun participé à deux entretiens collectifs centrés. Au départ, un seul de ces derniers était prévu dans chaque école, mais à la demande des participants, un deuxième a été organisé en vue d’aller plus loin dans les discussions. Au total, les répondants ont participé i) à une rencontre au cours de laquelle ils ont réalisé une carte conceptuelle, ii) à un entretien individuel d’environ une heure et iii) à deux entretiens collectifs centrés d’une heure et demie, ce qui a permis une triangulation des données.

Pour baliser les échanges pendant le déroulement des entretiens collectifs, il a fallu, comme pour les entretiens individuels, préparer un guide de discussion. Comte tenu de l’objectif du premier entretien collectif, le guide a été élaboré à la lumière d’une première analyse des entretiens individuelsqui a mis en évidence des convergences et des divergences dans les opinions émises. À notre grand étonnement, les points de convergence et de divergence se retrouvaient dans les deux écoles, ce qui a permis d’utiliser le même guide de discussion (voir appendice B) pour les entretiens collectifs des deux groupes.

À la différence des entretiens individuels au cours desquels nous étions seule avec notre interlocuteur, les entretiens collectifs se sont déroulés sous l’œil d’une observatrice, qui ne devait intervenir en aucun cas dans la discussion et dont la tâche consistait essentiellement à prendre en note les éléments de communication non verbale qui pourraient renseigner sur la dynamique du groupe. Détentrice d’un baccalauréat en communication, cette personne réunissait les qualités pour apprécier la dynamique à l’œuvre tout en restant très discrète.

Comme pour les entretiens individuels, les participants étaient appelés la veille pour confirmer le rendez-vous. Les entretiens collectifs se sont tous tenus au mois de mai 2002, pendant une période de cours et ont donc duré 75 minutes. Dans la première école (école A), les deux entretiens collectifs se sont déroulés dans une salle destinée aux réunions de la direction et du personnel. Cette salle, que les élèves ne fréquentent habituellement jamais, est particulièrement lumineuse, grâce à une baie vitrée qui occupe tout un mur ; le mobilier est constitué d’une vingtaine de gros fauteuils de bureau disposés autour d’une grande table ovale. Dans l’école B, les entretiens collectifs se sont déroulés dans le local de la pastorale, une grande salle répartie en deux espaces, l’un meublé d’une bibliothèque et de canapés, l’autre de pupitres et des chaises identiques au mobilier des classes.

Sur le plan du dispositif, des chevalets avec le prénom de chaque répondant avaient été préparés de manière à faciliter la tâche de l’observatrice. Celle-ci était assise en retrait (à environ trois mètres), à côté du magnétophone relié à un micro de table placé au centre du groupe. Comme pour les entretiens individuels une collation était prévue : de petites bouteilles de jus de fruit à chaque place et un sac de biscuits au centre.

De la même manière que les entretiens individuels, les entretiens collectifs étaient structurés en trois temps : l’accueil, la discussion proprement dite et le dénouement. À leur arrivée, après les salutations d’usage, les participants prenaient leur chevalet et choisissaient une place. Après les avoir remerciés de leur présence, nous présentions l’observatrice en disant que son rôle en était un d’aide technique pour s’assurer que l’enregistrement se ferait bien. Le fait de n’avoir pas dit aux participants que la personne était là pour observer les échanges relevait de la volonté d’éviter le plus possible des biais qui risquaient de modifier la dynamique du groupe. Nous présentions ensuite l’objectif de la rencontre et expliquions la façon dont nous allions procéder en insistant sur les règles de prise de paroles (attendre que la personne qui parle ait terminé, permettre à tout le monde d’avoir son droit de parole), qui, si elles n’étaient pas respectées rendaient impossible la retranscription, donc inutilisable ce qui avait été dit. Nous expliquions que pour que tous les membres du groupe aient la possibilité de s’exprimer, nous devions être intransigeante quant au respect de ces règles de prise de parole. Nous annoncions, qu’à la différence des entretiens individuels, où les participants avaient la liberté d’aborder différents thèmes, nous serions obligée de centrer la discussion sur le sujet des règles.

Les règles déontologiques (confidentialité, possibilité de se retirer, respect des autres) ayant été rappelées, nous ajoutions que, dans le cas d’une discussion de groupe, la confidentialité exigeait que « ce qui se disait entre nous, devait rester entre nous » ; puis commençait l’entretien collectif proprement dit.

Pour lancer la discussion, nous proposions un « tour d’horizon » en donnant à chacun deux minutes pour dire ce qui lui semblait le plus important au sujet des règles à l’école. Après ce « tour de table », qui devait permettre de « briser la glace », nous soumettions au groupe l’analyse préliminaire des entretiens individuels en mettant en évidence point par point les convergences et les divergences que nous avions décelées. Quand il s’agissait d’un point qui, en première analyse, semblait faire l’unanimité, nous nous contentions de vérifier si tous les participants étaient d’accord avec notre lecture. Pour illustrer notre propos, voici un exemple : « D’après ce que j’ai compris, vous êtes tous d’accord pour dire que les règles sont indispensables pour le bon fonctionnement de l’école et pour favoriser l’étude. Est-ce que j’ai bien compris? ». Pour les sujets sur lesquels les opinions divergeaient, nous présentions les différents points de vue tels que nous les avions compris pour nous assurer que les participants se retrouvaient dans nos propos, puis nous soumettions le thème à la discussion en insistant sur le fait que toutes les opinions nous intéressaient. Par exemple, nous disions au groupe :

À propos de l’application des règles, certains pensent que les règles doivent s’appliquer de façon souple, c’est-à-dire qu’il peut y avoir des exceptions, d’autres, au contraire, pensent que les règles doivent être appliquées à la lettre. Est-ce que vous vous retrouvez dans l’un ou l’autre de ces points de vue? » « Est-ce que chacun pourrait expliquer au groupe sa position?.

Après avoir passé en revue les différents points du guide de discussion, nous vérifiions s’il y avait des questions, puis nous annoncions que nous arrivions au terme de la rencontre. Avant de remercier les participants pour leur précieuse collaboration, nous leur demandions d’exprimer les réactions, sensations, émotions, qu’ils avaient éprouvées pendant cette discussion en groupe. À cette occasion, dans les deux écoles, les participants ont exprimé le souhait de poursuivre les échanges et de planifier une autre rencontre.

Consciente du rôle de pivot que joue l’animateur dans le déroulement de l’entretien collectif centré, nous avons accordé une attention particulière au principe de neutralité que nous nous devions de respecter. Comme le suggère Geoffrion (1997), notre attention a été soutenue et nous avons exprimé notre désir de comprendre et insisté sur le fait que la diversité des opinions, même opposées, était une richesse pour la discussion et que toutes étaient intéressantes.

S’agissant de l’animation, nous avons privilégié un style qui se situe entre la directivité et la non-directivité ; pour reprendre les deux principaux styles d’animation retenus par Geoffrion (1997). Pour cet auteur

un animateur de style directif aura tendance à intervenir de façon plus constante dans le processus du groupe. Il posera un grand nombre de questions et contrôlera la discussion pour qu’elle ne dérive pas du sujet. […] Un animateur de style non directif présente les sujets, s’assure que la conversation ne dérive pas trop des objectifs de la recherche et laisse le maximum de latitude aux participants dans l’orientation des discussions. » (Geoffrion 1997, p.317).

Pour notre part, nous avons « contrôlé la discussion pour qu’elle ne dérive pas du sujet », mais sans « intervenir de façon constante dans le processus du groupe » et en laissant de la « latitude aux participants dans l’orientation des discussions ». Nous avons pour cela mis à profit les techniques d’animation que nous avions souvent eu l’occasion d’utiliser, notamment avec des groupes d’adolescents, pour encourager la discussion tout en l’encadrant de manière à ce que tous les membres du groupe puissent s’exprimer.

3.2.1.4 Le journal de bord (notes de terrain)

Selon Savoie-Zajc, le journal de bord remplit trois fonctions : i) permettre un travail réflexif pendant la recherche ; ii) fournir au chercheur un « lieu pour exprimer ses interrogations, ses prises de conscience » et iii) « consigner les informations qu’il juge pertinentes » (Savoie-Zajc, 2000, p.196). Une fois que le travail de terrain est terminé, le journal de bord permet de « retrouver la dynamique du terrain et de reconstituer les atmosphères qui ont prévalu pendant la recherche » (Savoie-Zajc, 2000, p.196). En effet, le journal de bord accompagne autant qu’il reflète le cheminement du chercheur, il est en quelque sorte la « mémoire vive » de la recherche, pour emprunter à Savoie-Zajc. Deslauriers (1991) va dans le même sens en rappelant que « la mémoire oublie » et que cette propension à l’oubli touche aussi le chercheur. Sans le recours soutenu, constant et régulier à l’écriture, prévient-il, le chercheur n’est pas en meilleure position pour analyser et comprendre la situation des personnes qu’il interroge ou observe (Deslauriers, 1991, p.60). La prise de note peut se faire de façon spontanée ou s’inscrire dans des catégories prédéfinies. Deslauriers (1991, p.61-65) se réfère à Schatzman et Strauss (1973) qui retiennent trois catégories de notes. i) Les notes méthodologiques qui concernent le déroulement concret de la recherche (choix du chercheur, problèmes rencontrés) ; ii) les notes théoriques qui retracent le cheminement du chercheur pour donner un sens et une cohérence aux données qu’il a compilées (les questions que se pose le chercheur, ses réflexions, les idées qui lui viennent : concepts, interprétations, intuitions) et iii) les notes descriptives sur lesquelles le chercheur basera son analyse (ces notes relatent ce qui a été vu et entendu). Pour Savoie-Zajc, les notes peuvent garder une forme spontanée ou être agencées de façon systématique. Dans le second cas, elle suggère le modèle de Gold qui prévoit diverses formes de notes qui s’apparentent aux catégories proposées par Schatzman et Strauss : les notes de site (ce qui s’est passé sur le terrain) ; les notes théoriques (concepts théoriques qui viennent en tête lorsque tels ou tels propos sont consignés) ; les notes méthodologiques (toute réflexion, prise de conscience qui vont infléchir le déroulement de la recherche) et les notes personnelles (toute information à propos de l’accueil sur le site de recherche ou sur la nature des relations avec les participants) (Savoie-Zajc, 2000, p.196).

Pour notre part, nous avons opté pour la « forme spontanée », pensant que, par la suite, plusieurs lectures seraient possibles, mais que le matériel serait toujours là. C’est ainsi que, dès le début et tout au long de notre démarche, nous avons pris en note toutes nos réflexions, interrogations, observations, démarches, émotions ainsi que tous les évènements qui nous ont semblé importants. Le journal de bord réunit également toutes les notes prises au cours de la collecte des données. Immédiatement après les entretiens individuels et les entretiens collectifs centrés, nous prenions le temps nécessaire pour retranscrire de mémoire les propos qui n’avaient pas été enregistrés, faire le plan et décrire le local dans lequel s’étaient déroulés les échanges et enfin, noter toutes les impressions et les pensées que nous avait inspiré ce qui venait de se passer. Les notes pouvaient, selon les cas, prendre la forme de schémas, de cartes conceptuelles, de tableaux, ou tout simplement de phrases. Enfin, le journal de bord nous a accompagnée tout au long de notre démarche d’analyse.

Le recours à ces divers modes d’investigation que sont la carte conceptuelle, l’entretien individuel semi-dirigé, l’entretien collectif centré et le journal de bord, a permis de superposer et combiner plusieurs techniques de recueil de données afin de compenser le biais inhérent à chacune d’elles, comme le recommandent Paillé et Mucchielli (2003) en matière de triangulation.

3.3 L’analyse des données

La théorisation enracinée (TE) dont nous nous somme inspirée étant une démarche processuelle dans laquelle les phases se chevauchent et se répètent, l’analyse inductive a débuté en même temps que la collecte des données qui est inévitablement un processus sélectif (Miles et Huberman, 2003, p.110). Cette démarche empirique de découverte de la connaissance à visée théorique procède par comparaisons constantes. Comparaison entre les concepts, les catégories et les propositions issus des données collectée dans un site à ceux obtenus dans un ou des sites comparables ; comparaison entre ces données et la théorie qui émerge graduellement ; entre la théorie émergente et la littérature existante. Au fur et à mesure des allers-retours entre le matériau empirique et la théorie, les concepts apparaissent, les catégories se précisent, les propositions se construisent, la théorie émergente se nuance, s’améliore, se confirme.

3.3.1 Le processus d’analyse

Partant de l’ouvrage de Strauss et Corbin (1990), Paillé (1994) distingue six grandes étapes interdépendantes qui s’effectuent elles aussi dans des boucles répétitives : i) la codification des éléments du corpus, ii) la catégorisation, iii) la mise en relation des catégories identifiées, iv) l’intégration, v) la modélisation et vi) la théorisation. La codification consiste à attribuer un code aux unités de sens qui apparaissent à la lecture des transcriptions des verbatim. Cette codification du corpus génère des concepts (codage ouvert) qu’il s’agit ensuite de regrouper en catégories conceptuelles (codage axial), c’est la première phase de la catégorisation. Au cours de la deuxième phase, les catégories identifiées sont analysées en vue de dégager les phénomènes en présence dans le même entretien. La catégorisation des concepts est remaniée jusqu’à ce que les catégories identifiées s’appliquent bien à tout le corpus et qu’aucune nouvelle donnée ne vienne les contredire, on arrive alors à une saturation des données. La mise en relation des catégories consiste à définir aussi fidèlement que possible leurs propriétés, c’est-à-dire, d’en préciser les caractéristiques et le contenu en vue d’établir des liens entre elles. C’est à cette étape que l’analyse débute véritablement. L’intégration des « composantes multidimensionnelles » permet de délimiter précisément l’objet de l’analyse qui prend forme en répondant à la question « qu’avons-nous trouvé? ». La modélisation consiste à dégager les caractéristiques importantes du phénomène à l’étude pour en reproduirel’organisation des relations structurelles et fonctionnelles. Paillé propose plusieurs questions dont les réponses devraient guider le chercheur dans cette étape : de quel type de phénomène s’agit-il? S’agit-il d’un phénomène atypique, marginal, ou répandu, récurrent? Quelles sont ses propriétés? Dans quel contexte apparaît-il ou est-il absent? Quelles en sont les conséquences? Dernière étape de l’analyse, la théorisation commence toutefois dès le début du processus par lequel la théorie émergente est graduellement consolidée. Il s’agit, nous dit Paillé, des trois grandes stratégies appliquées à divers moments de l’analyse : l’échantillonnage théorique, la vérification des implications théoriques et l’induction analytique. C’est au terme de ce processus itératif que le chercheur sera en mesure de publier ses résultats.

Strauss et Corbin (1990, p.101-103) identifient trois éléments de base qu’ils définissent comme « les pierres angulaires » de la théorisation enracinée. Il s’agit des concepts, des catégories et des propositions. i) Les concepts, basés sur une expérience ou une spéculation à propos de la réalité, sont le résultat d’un travail intuitif de conception d’idées à partir des données recueillies sur le terrain. ii) Les catégories sont ici considérées comme la « matière première » du chercheur et vues comme un outil puissant et flexible de conceptualisation ayant un pouvoir potentiel explicatif et prédictif de la théorie à générer (Strauss et Corbin, 1990, p.113). Paillé et Mucchielli (2003, p.147) définissent la catégorie comme « une production textuelle se présentant sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche ». Une catégorie n’est donc pas, à la différence d’un thème ou d’une rubrique dénominative, une simple annotation descriptive. La catégorie « va bien au delà de la désignation du contenu pour incarner l’attribution même de la signification. » (Paillé et Mucchielli 2003, p. 148). iii) Les propositions (ou hypothèses), sont décrites par Strauss et Corbin comme des indicateurs des relations existant entre les catégories et les concepts (Strauss et Corbin , 1990, p102).

Avant de présenter plus en détail les différentes phases de l’analyse, il convient de rappeler que chaque chercheur met au point ses propres méthodes à partir des modèles proposés en fonction de son objet de recherche et de ses orientations épistémologiques. Pour notre part, nous avons conjugué plusieurs pratiques d’analyse tout en respectant les procédures communes à la plupart des approches précédemment décrites et qui se caractérisent par une démarche inductive. Ainsi, pour présenter les catégories, l’approche proposée par Paillé et Muchielli nous a semblé appropriée parce qu’elle suggère d’expliciter systématiquement les choix des catégories à partir de ce qui émerge des données d’une part, et des questions de recherche de même que des fondements théoriques, d’autre part. Pour procéder à l’analyse et en rendre compte, nous nous sommes inspirée de Miles et Huberman qui suggèrent de recourir à des représentations graphiques pour visualiser l’ensemble des données, organisées en catégories. Nous avons donc puisé chez plusieurs auteurs pour en arriver à une méthode d’analyse appropriée.

3.3.2 Formalisation de la démarche

La première étape, celle du « codage ouvert » a consisté i) à identifier les unités de sens (incidents, idées, événements), ii) à leur attribuer un nom en fonction de ce qu’elles représentaient (ce nom pouvant être tiré des propos des répondants), iii) puis, à procéder à une analyse comparative de manière à mettre en évidence les caractéristiques communes des extraits de texte codés.

Lors de la deuxième étape, celle du « codage axial », il a principalement fallu établir des liens entre les codes, identifier les catégories auxquelles ils appartenaient et les propriétés de celles-ci en combinant induction et déduction afin de mettre en évidence la nature des relations qui unissent les différentes catégories entre elles.

Enfin, le « codage sélectif » a consisté à discerner les catégories qui sont devenues les « catégories clés » et à expliciter la nature des relations qui les reliaient les unes aux autres. L’idée essentielle était de réduire le nombre de données pour en arriver à l’intégration et à l’affinement de la théorie par la formulation de propositions et la validation de celles-ci.

Avant d’être retranscrit, chaque entretien a fait l’objet d’une première écoute accompagnée de prise de notes. Une fois les transcriptions terminées, l’étape suivante a consisté en une nouvelle écoute attentive des enregistrements et plusieurs lectures successives des verbatim avec un souci constant d’empathie, de manière à cerner le mieux possible la logique dans laquelle s’insérait le témoignage des interlocuteurs.

Ce premier niveau d’analyse a donné lieu, pour chaque répondant, à la rédaction d’une fiche (ou mémo) qui présente un profil succinct de celui-ci et synthétise les annotations résultant de notre compréhension de ses propos. À cette étape, les unités de sens étaient peu structurées et les codes enchevêtrés, de manière à laisser la place à d’inévitables changements. Car, au départ, tout nous apparaissait d’une façon globale et ce n’est que progressivement que certains codes ont été mis de côté parce que trop fragiles et que d’autres, au contraire, ont été confirmés parce que plusieurs unités de sens leur donnaient des fondements empiriques probants.

Au cours de cette phase, après que tous les entretiens eurent été codés une première fois à l’aide du traitement de texte Word, il a été nécessaire de procéder à plusieurs ajustements dans l’intitulé de certains codes et vérifier leur pertinence pour chaque entretien. Face à la quantité de données à traiter (plus de mille pages de transcription et plus de trois cents pour le journal de bord), le recours à une méthode informatisée d’analyse de données qualitatives s’est avéré sinon incontournable, du moins très recommandé. Au nombre des logiciels disponibles sur le marché, Atlas.ti nous a semblé le plus pertinent par rapport au type d’analyse que commande cette recherche (voir appendice C les critères qui nous ont permis d’opérer un choix).

L’encodage des transcriptions avec le logiciel Atlas.ti a permis de générer de nouveaux codes plus précis, mais aussi plus nombreux. Au fur et à mesure de l’encodage, certains codes s’avéraient trop vagues, d’autres redondants, d’autres encore étaient mal adaptés au fonctionnement du logiciel qui organise les codes par ordre alphabétique. Il a donc fallu procéder à des réajustements.

À cette étape, la liste de codes générés comportait autant des catégories que des rubriques dont les intitulés reprenaient parfois les mots employés par les répondants ou des annotations faites en première lecture. Par la suite, certains de ces codes ont été supprimés et les extraits correspondants ont été classés dans d’autres rubriques ou catégories (voir en annexe un exemple qui illustre le cheminement qui nous a conduite au choix des catégories clés).

C’est donc petit à petit que sont apparues les catégories permettant de mettre en lumière des « traits partagés » et des différences entre les répondants, des hiérarchies se sont dessinées parmi les fragments de texte, il a fallu opérer des choix en fonction de l’intérêt que pouvait représenter tel ou tel extrait, tel ou tel code. Le premier travail de codification inductive (tant descriptive qu’interprétative) fut donc parfois incertain et fluctuant. Des encodages successifs ont été nécessaires avant qu’apparaissent clairement des catégories d’éléments ayant des propriétés communes. Les catégories ont donc été générées empiriquement par un codage évolutif comme le recommandent Strauss et Corbin (1990). Au fur et à mesure des allers-retours entre le matériau empirique et la théorie, les concepts sont apparus, les catégories se sont précisées, les propositions se sont élaborée, la théorie émergente s’est nuancée, améliorée, pour enfin se consolider.

C’est à partir de ces catégories que sont analysés les données issues des entretiens individuels. La même démarche a été empruntée pour l’analyse des entretiens collectifs, toutefois, les catégories qui ont émergé diffèrent, comme nous le verrons de celles issues des entretiens individuels.

Comme le recommande la TE, les différentes phases se sont déroulées concomitamment, chacune venant alimenter l’autre jusqu’à la formulation du construit théorique, bien que nous n’ayons pas été présente sur le terrain dans la deuxième phase de l’analyse.

3.4 Les critères de scientificité

Cette orientation méthodologique repose par ailleurs sur des fondements épistémologiques qui attribuent à l’interaction un rôle crucial dans la construction de la connaissance et induisent une posture dans laquelle le chercheur n’est pas extérieur à sa propre recherche, il en est même est le principal instrument. Cette posture commande une rigueur éthique et méthodologique d’autant plus grande que les risques de contamination des résultats par le chercheur lui-même sont potentiellement plus élevés que dans une recherche expérimentale ; c’est pourquoi nous avons été attentive aux critères de scientificité tout au long de la démarche.

Il existe plusieurs façons d’aborder les critères de scientificité ; certaines reprennent, en leur donnant un autre sens, ceux des méthodes quantitatives, d’autres proposent de nouveaux critères. Les nombreux débats qui entourent la question de la scientificité des recherches de type qualitatif, de même que la multiplicité des termes utilisés pour en témoigner, illustrent bien la difficulté qu’ont les tenants de ces approches à se mettre d’accord sur ce qui permet de juger de la valeur scientifique d’une démarche de recherche. Pour notre part, nous n’entrerons pas dans ces débats dans le cadre de cette thèse, et nous ne retiendrons que les critères qui, sous des appellations diverses, sont communs aux divers courants qualitatifs.

La validité (crédibilité, validité de signifiance ou de concordance, acceptation interne) correspond à la concordance entre le sens attribué par le chercheur aux données recueillies et la crédibilité telle que perçue par les répondants. Pour assurer la validité du corpus nous avons veillé, au cours des entretiens, à produire des synthèses et à reformuler les propos de chaque répondant pour vérifier avec lui que nous avions bien compris ce qui avait été dit. Nous avons procédé à une autre validation au cours des entretiens de groupes en soumettant aux élèves nos premières analyses.

En matière de fiabilité (fidélité, vraisemblance des données), les données recueillies doivent avoir un rapport optimal avec la réalité. Pour remplir cette exigence, nous avons eu recours à la triangulation, comme le suggèrent la plupart des approches qualitatives. Ainsi, nous avons combiné plusieurs techniques de recueil de données(ici, les cartes conceptuelles, les entretiens individuels et collectifs, le journal de bord, les rencontres informelles) afin de compenser les biais inhérents à chacune d’elles.

Le critère de saturation des données a été atteint à partir du moment où de nouveaux entretiens n’apportaient plus de nouvelles informations, comme ce fut le cas d’Apocalypse, dont nous n’avons pas poursuivi l’analyse des propos, étant alors arrivée à saturation.

Enfin, en ce qui concerne le critère éthique, nous avons scrupuleusement respecté le « Cadre normatif pour l’éthique de la recherche avec des êtres humains » de l’UQAM (1999), dont les principes directeurs sont : le respect de la personne, la recherche du bien pour autrui et la non-malfaisance et l’équité. De plus le respect de la parole des répondants et l’absence de jugement a été une préoccupation centrale tant pour la collecte des données qu’au moment de leurs analyses.

Le cadre méthodologique étant posé, voyons maintenant où nous a conduite ce processus et l’analyse qui en découle. Dans le chapitre qui suit, nous présentons les catégories qui ont émergé des données issues des entretiens individuels et ont permis d’en faire l’analyse. Nous exposons ensuite chacun des entretiens (analyse verticale sujet par sujet), puis nous procédons à une comparaison entre ceux-ci (analyse horizontale entre les répondants). L’analyse des entretiens collectifs centrés vient compléter ce chapitre, qui est suivi d’une discussion sur les résultats (chapitre5).



(22) Titre d'un chapitre de Boutin (1997, p.53).