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4.2.5.3 Vue d’ensemble comparative

Il convient de rappeler que les entretiens collectifs furent conduits en complément des entretiens individuels afin d’en soumettre l’analyse à leurs auteurs et d’en assurer ainsi la validité interne. C’est dans cette perspective que les deux corpus ont dans un premier temps été comparés l’un à l’autre. Cet exercice permet de mettre en évidence les aspects de représentations qui demeurent et ceux qui doivent être nuancés, par rapport aux résultats des analyses des entretiens individuels.

Le tableau qui suit, fait état des modifications apportées au tableau 4.62. Les signes indiquent respectivement, qu’il n’y a pas eu de modification : X ; qu’il y a eu un ajout : @ ou une suppression : .

Tableau 4.63
Vue d’ensemble comparative des entretiens individuels et collectifs

À la lecture ligne par ligne du tableau 4.63, on observe que plusieurs des éléments de représentations mentionnés en entretiens individuels sont corroborés en groupe (les lignes ne comportant que des X : RN, MA, AE, AF, AC). Nous ne reviendrons donc pas sur ces points et, nous arrêterons plutôt sur ceux qui doivent être nuancés. Pour ce faire, nous reprenons une à une les lignes comportant l’un ou l’autre des signes indiquant une modification : @ et .

À la lecture du tableau 4.63 colonne par colonne, on observe que, les changements par rapport aux entretiens individuels ne concernent que quatre des répondants : Marie-Toutoune (3 : 5 changements), Chico (6 : 2 changements), Doktar-Irouni (10 : 1 changement) et Spyro (11 : 6 changements).

Dans le cas de Chico (6), il s’agit uniquement d’ajouts au chapitre des améliorations attendues en matière de participation (AP : @) et d’égalité / réciprocité (AÉR : @). Pour Doktar-Irouni (10), le seul changement apporté concerne l’égalité et la réciprocité attendues (AÉR : @). Quant à Marie-Toutoune (3) et Spyro (11), des modifications ont été apportées tant en ce qui a trait aux raisons d’être des règles (RL : ; RA : @) que pour les améliorations suggérées (AP : @ et AÉR : @) de même qu’en ce qui concerne leurs rapports aux règles (RAI : pour 3 et 11;  RAR : pour 3 @ et RAC @ pour 11).

S’il n’est pas impossible que ces élèves aient été influencés par les autres participants, il n’en demeure pas moins que la teneur de leur propos impose d’apporter des nuances aux premières analyses. Ainsi, les élèves, qui en entretien individuel semblaient avoir le mieux intériorisé leurs obligations vis-à-vis des règles (Marie-Toutoune : 3 et Spyro : 11), donnent à voir, en groupe, un autre aspect de leurs rapports aux règles.

Les rapports aux règles étant révélateurs des représentations qu’ont les élèves des règles, il est opportun d’aller plus loin dans leur analyse, ce que permettent les entretiens collectifs centrés.

Minoune (2), qui dit ne se conformer aux règles que par crainte des sanctions qui risqueraient de découler d’une transgression, ajoute que cette obéissance n’est pas du respect. Bien que l’on puisse considérer qu’il s’agisse pour elle d’une stratégie, celle-ci n’a qu’un seul but, éviter la sanction : « il est sévère tu vas rester calme pour pas te faire chialer ».

Dans le cas de Spyro (11), on comprend qu’elle respecte les règles pour établir une bonne relation avec les enseignants, dont elle dit qu’ils privilégient les élèves qui se conforment à leurs attentes. Tout se passe comme si, ayant compris sur quoi repose le favoritisme, elle se donnait les moyens de pouvoir en bénéficier.

Spyro - Si il a [l’élève n’a] aucun intérêt [pour le cours], il va arriver au professeur, il va demander quelque chose, le prof, c’est sûr qu’il va déjà avoir créé […] un recul [une distance] face à l’élève. Fait qu’il va dire « non, non! Excuse, mais t’es même pas intéressé à mon cours, j’irai pas te faire [laisser] sortir, [te donner] une permission [spéciale] », t’sais, c’est normal. Tandis que, si un élève il se montre un peu intéressant, ben moi je pense qu’il a de bonnes chances d’avoir ce qu’il veut.

Joe-Binette (7) dit respecter les règles, parce qu’elle sait que c’est dans son intérêt, ou bien parce qu’elle veut faire plaisir à un enseignant qu’elle « aime bien ». On comprend à travers ses propos qu’elle se conforme aux règles pour des raisons stratégiques.. « Joe-Binette – […] Mais, si tu le respectes pas, tu vas le faire pour toi tu vas penser à toi, TOI qu’est-ce qui va t’arriver. »

Lestoil (4) quant à lui, semble se conformer aux règles, parce c’est un passage obligé pour réussir. On peut en effet, penser qu’il obéit pour éviter des problèmes qui nuiraient à son cheminement scolaire. Mais, le respect dont il fait preuve n’est qu’apparent. Derrière, se cache, comme nous l’avons vu, une certaine acrimonie à l’endroit des enseignants. « [...] en dedans, d’un autre côté, dans le fond « va ch… [expression vulgaire], mange d’la m… [expression vulgaire] ».

Pour ces répondants, le respect des règles ne repose pas sur leur légitimité, mais sur une certaine vision du pouvoir au service d’intérêts particuliers. Dans le cas présent, la conformité aux règles est stratégique (y compris pour Minoune), dans la mesure où elle garantit la tranquillité, voire une relation privilégiée avec les adultes, ce qui permet d’obtenir des passe-droits et de contourner les règles sans s’exposer aux conséquences. Du coup, les obligations vis-à-vis des règles sont plus d’ordre conjoncturel que structurel et on peut craindre qu’en l’absence de sanctions, ces élèves n’aient plus de raison de respecter les règles. De ce point de vue, on peut dire de ces répondants, qu’ils n’ont pas véritablement intériorisé les règles même s’ils les connaissent et s’y conforment.

Chez les neuf autres répondants, on peut distinguer deux tendances, selon qu’ils enfreignent à l’occasion des règles dont ils disent par ailleurs qu’elles sont indispensables ou qu’ils n’enfreignent que les règles qu’ils estiment inutiles, voire stupides.

Dans le cas de Cocotte (5), on observe que, malgré les convictions qu’elle affiche en faveur du respect de l’Autre et de l’écoute de ce dernier, elle éprouve de la difficulté à se tempérer, comme en témoignent ses sursauts d’agressivité à l’endroit des autres participants.

Pour Chico (6), centré sur sa « probation » liée à ses démêlées avec la justice, le respect des règles, auxquelles il a parfois du mal à se conformer, est un impératif pour se racheter. Bien qu’il parle du respect comme étant un comportement essentiel, il a déjà commis des actes de violence pour lesquels il a d’ailleurs été sanctionné par la justice.

Scarface (13), quant à lui, ne remet en question aucune règle, mais transgresse malgré tout celles en vigueur, au motif que les adultes ne s’y conforment pas non plus.

Cocotte (5), Chico (6) et Scarface (13) n’ont de toute évidence, pas encore intériorisé un certain nombre d’interdits, même s’ils semblent avoir intégré la nécessité de se conformer à certaines règles. Le décalage entre les intentions affichées et les rapports entretenus vis-à-vis des règles pourrait bien-être attribué à l’incompréhension de la logique qui préside à la mise en œuvre des règles. En effet, en l’absence de repères permettant aux élèves de comprendre la cohérence des règles, celles-ci sont du coup discréditées à leurs yeux et le fait de s’y conformer n’est donc plus pertinent.

Au nombre des six derniers répondants de la catégorie RAR, seule Marie-Toutoune était préalablement classée dans une autre catégorie (RAI). Les autres font preuve de plus de constance en maintenant les propos qu’ils avaient tenus en entretien individuel. De leurs points de vue, seules les règles légitimes méritent d’être respectées. D’après ce qu’ils disent, on peut penser que, même en l’absence de sanction, ces élèves respecteraient les règles qu’ils jugent indispensables à la vie en collectivité. Vu sous cet angle, on peut considérer qu’ils ont compris les fondements de leurs obligations envers les autres et la société. Cependant, le souci de cohérence dont ils témoignent, peut les conduire à se rebeller contre ce qu’ils jugent injuste, au risque d’en subir les conséquences.

On peut retenir de ces éléments d’analyse que, seuls les répondants de la catégorie RAR, qui n’enfreignent que les règles qu’ils jugent inutiles, semblent s’être approprié les fondements de leurs obligations et avoir intériorisé des règles qu’ils se disent prêts à respecter, même en l’absence de sanctions.

Les différences notables observées entre les répondants à la suite des entretiens individuels s’estompent en groupe pour laisser la place à une forme de consensus. En effet, au fil des échanges, les participants en arrivent à partager des points de vue, au départ contrastés. On peut, bien sûr, attribuer ces glissements à l’effet du groupe - nous y reviendrons -, mais voyons avant cela ce que révèle la comparaison entre les deux groupes en termes de complémentarité.

En mettant en perspective les résultats d’analyse obtenus dans chacun des groupes on observe une concordance de leurs propos. En effet, bien que les répondants aient pu orienter la discussion sur les sujets qui leur importaient le plus, les mêmes thèmes ressortent dans les deux groupes. De plus, les participants apportent des points de vue, tantôt similaires, tantôt complémentaires sur différents sujets.

Ainsi, dans les deux groupes, le respect des règles est à charge de réciprocité, mais dans le groupe A, l’accent est mis sur la réciprocité en matière de respect, alors que le groupe B insiste sur l’égalité, faisant implicitement référence à l’égalité en droits dans les pays démocratiques. Dans les deux cas, il est attendu des adultes qu’ils fassent preuve d’impartialité, et qu’ils n’exigent pas des élèves qu’ils se conforment à des règles qu’eux-mêmes ne respectent pas.

Au chapitre de la participation, le groupe A soulève la question de la représentativité des élèves au Conseil d’établissement - mettant en évidence leur absence de pouvoir dans les décisions relatives aux règles - ; tandis que le groupe B fait explicitement référence aux sociétés démocratiques et à leurs systèmes électoraux qui consacrent la participation des citoyens et appliquent le principe de la majorité (27) . Il est à noter que, quatre des cinq répondants de ce groupe (B) sont originaires de pays où ils connurent la dictature, alors que dans l’autre groupe (A) un seul d’entre eux (Chico) a vécu cet état de fait.

Dans les deux groupes, il est des règles qui ne nécessitent pas de discussion parce qu’elles s’imposent d’elles-mêmes. Dans le cas du groupe B, les règles de l’école sont soumises à des règles supérieures, auxquelles elles ne peuvent en aucun cas déroger. Sans être aussi précis que le groupe B sur la nature des règles intangibles, les répondants du groupe A s’entendent tous sur la « non négociabilité » des règles qui garantissent le respect de la dignité de chacun.

Pour les deux groupes, la participation des élèves au processus d’élaboration des règles propres à l’école est requise pour qu’ils les acceptent et les respectent. Cette exigence ne semble pas remplie dans les écoles des répondants : les représentants d’élèves au Conseil d’établissement n’auraient, dans les faits, aucune possibilité d’influencer les décisions qui, en tout état de cause, semblent revenir aux adultes et, ultimement à la direction.

On peut noter une différence entre les deux groupes, en ce qui a trait à la relation qu’ils établissent a priori entre les règles et les droits : pour le groupe A, les contraintes inhérentes aux règles peuvent, en contrepartie, garantir des droits ; cependant que, pour le groupe B, les règles équivalent à une absence de droits. On comprend toutefois, au fil des discussions, que les deux groupes tiennent des propos comparables. Dans le groupe A, les répondants estiment que dans les faits, les règles ne garantissent pas certains de leurs droits, dont ils déplorent le non respect. Dans le groupe B, les participants expliquent que, si les règles étaient appliquées de façon impartiale, elle seraient, alors, un moyen de faire respecter les droits des chacun, ce qui n’est pas le cas à leurs yeux.

Nonobstant les variations observées entre les deux groupes, les analyses des entretiens collectifs permettent de mettre en évidence des éléments communs, centraux dans les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école, quels que soient leurs rapports aux règles.

Tous ces éléments documentent les représentations qu’ont en commun les élèves, au sujet des règles et des enjeux qu’elles soulèvent, notamment en ce qui a trait à leur légitimité. Il faut, certes, tenir compte dans cette analyse, de l’effet « nivelant » du groupe. On constate d’évidence, qu’au fil des échanges, les positions deviennent moins tranchées et les participants plus conciliants.

4.3 Conclusion des analyses

Les risques de contagion, qui n’ont pas toujours pu être contrôlés, ont été pris en considération dans les analyses, en ce sens que nous avons, dans toute la mesure du possible, tenu compte de l’effet du groupe pour interpréter les changements observés chez certains des répondants, tout en gardant à l’esprit que le groupe joue souvent un rôle de révélateur. Malgré le glissement observé entre les entretiens individuels et les entretiens collectifs, on peut tracer un portrait valide des représentations qu’ont les élèves des règles à l’école et apporter des éléments de réponse aux questions posées initialement.

D’après les réponses à la question « Quelles fonctions les élèves attribuent aux règles à l’école? », on peut avancer que de leurs points de vue, le respect de chacun, la réussite des élèves sont - ou devraient être - les principales raisons d’être des règles à l’école.

Toutefois, les éléments de réponse apportés à la question « Quelles sont les règles qui, à leurs yeux, sont valorisées par l’école? », donnent à voir une autre réalité. Ainsi, les règles qui selon eux devraient être mises en œuvre avec rigueur, comme l’interdit de violence ou l’obligation de respect, ne font pas l’objet de beaucoup d’attention de la part des adultes ; cependant que des règles de moindre importance, comme la tenue vestimentaire ou l’interdiction de mâcher de la gomme, sont appliquées de façon plus systématique.

Enfin, la réponse à la question « quelles sont les conditions qui peuvent à leurs yeux favoriser, le consentement aux règles à l’école? », renvoie essentiellement à la légitimité accordée aux règles. De fait, tous les répondants affirment qu’ils sont prêts à respecter les règles qu’ils jugent essentielles pour garantir le respect et favoriser la réussite. Toutefois, même ces règles jugées a priori intangibles peuvent perdre leur légitimité aux yeux des répondants dans les cas suivants : quand : i) elle sont vues comme moyen pour les adultes d’user du pouvoir que leur confère leur statut ; ii) elles ne sont pas appliquées, ou elles le sont de façon arbitraire ; iii) elles ne sont pas respectées par les personnes qui ont la charge de les mettre en œuvre ; iv) elles entraînent des conséquences différentes selon les personnes en cas d’infraction. Par ailleurs, les règles gagneraient en légitimité si les élèves étaient associés à leur élaboration.

Autrement dit, la légitimité des règles repose sur : i) leurs raisons d’être factuelles ; ii) leur mise en œuvre effective et impartiale, ce qui implique la réciprocité et l’égalité en droit, par conséquent le respect des règles par les adultes et iii) la participation des élèves à l’élaboration du règlement. La figure 4.5 illustre les liens qu’établissent les répondants, entre les diverses composantes de la légitimité de règles.


Figure 4.5
Représentation des règles et légitimité

 

En observant le schéma, on constate que, les éléments qui conditionnent la légitimité des règles sont interdépendants, en ce sens que si un seul d’entre eux fait défaut, les règles n’ont plus de valeur aux yeux des élèves. Or, il ressort des entretiens individuels et des entretiens collectifs que ce sont précisément ces éléments qui font le plus souvent défaut à l’école. Il en découle une défiance, vis-à-vis de l’institution scolaire et des règles qu’elle impose.

On note par ailleurs, que ce qui conditionne la légitimité des règles est essentiellement du ressort des enseignants (soutien à la réussite de tous, respect des règles par les adultes, mise en œuvre effective et impartiale, réciprocité et égalité en droit, garantie du respect de chacun). Ainsi, quand la mise en œuvre des règles est perçue comme étant rigoureuse et impartiale - ce qui implique l’égalité et le respect des règles par les adultes la garantie du respect de chacun -, celles-ci représentent alors un moyen de favoriser la réussite et garantir le respect de chacun, ce qui justifie et confère une légitimité à l’autorité chargée de les faire respecter. Par contre, quand la mise en œuvre des règles est jugée arbitraire, elles sont alors associées à l’imposition par les adultes d’une autorité vue comme illégitime.

Avant d’aller plus loin et d’avancer une interprétation de ces résultats, il importe de rappeler qu’il n’est pas ici question de porter un jugement sur l’institution scolaire, ni de juger du bien-fondé des règles ou des moyens mis en œuvre par les adultes pour les faire respecter, mais bien d’analyser les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école.

Dans le prochain chapitre, nous proposons une interprétation de ces résultats eu égard à la problématique posée au chapitre I et à la lumière des éléments théoriques exposés au chapitre II.

 


(27) Sans toutefois entrer dans les détails de la majorité simple, relative ou absolue.