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CHAPITRE V

INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS

L’interprétation que nous proposons dans le présent chapitre s’appuie sur les éléments clés qui sont ressortis de l’analyse des résultats au terme de laquelle on peut voir se dessiner des communautés de vues en matière de représentations qu’ont les élèves des règles à l’école secondaire. Ces représentations ont bien sûr subi l’influence des divers contextes dans lesquels évoluent ces adolescents : la famille, le quartier, les pairs, notamment. Mais, l’objectif de cette recherche n’étant pas de comprendre le mode d’élaboration des représentations, cette dimension n’a pas été prise en compte. Ce qui a plutôt retenu notre attention concernait le contenu des représentations chez chaque répondant. Et, force est de constater qu’au-delà les histoires particulières de chacun, il se dégage un discours partagé autour l’autorité, comme l’indiquent les tableaux 4.62 et 4.63 (lignes RA : règles au service des adultes, MA : mise en œuvre arbitraire)

Par ailleurs, on peut remarquer que dans l’ensemble, les représentations qu’ont les élèves des règles sont très influencées par leurs représentations de ce qui est ou non légitime. Cette légitimité dépend de divers facteurs relatifs aux raisons d’être des règles qui doivent tenir compte des intérêts des élèves (tableau 4.63, lignes AC et AÉR) et à leur mise en œuvre des règles qui se doit d’être effective et impartiale (tableau 4.63, ligne AE). Pour les répondants, il en va de l’autorité des règles et de celle des enseignants, comme l’illustre la figure 5.1.

Figure 5.1
La légitimité de l’autorité au cœur des représentations des règles

À cette phase de l’analyse, il est possible de poser que la légitimité de l’autorité apparaît comme étant le principe autour duquel s’articulent les représentations des règles.

La légitimité de l’autorité des règles, comme celle des enseignants, dépend de divers facteurs qui interagissent entre eux. Nous en avons retenu quatre qui constituent, au vu des résultats, des déterminants majeurs de cette légitimité de l’autorité, ce qu’illustre la figure 5.2. En ce qui concerne la légitimité de l’autorité des règles, deux de ces déterminants ressortent : le principe d’égalité et la participation des élèves au processus d’élaboration des règles. S’agissant de la légitimité de l’autorité de l’enseignant, elle repose sur deux autres déterminants qui interagissent avec les précédents : la cohérence des pratiques enseignantes au regard de la mission de l’école et des relations fondées sur le respect mutuel.

 

Figure 5.2
Les déterminants de la légitimité

Pour aller plus loin dans l’interprétation, voyons ce que recouvre chacun de ces facteurs, qui déterminent la légitimité de l’autorité autour de laquelle se cristalisent les représentations des élèves.

5.1 L’égalité

 

Figure 5.3
L’égalité

Selon les répondants, la légitimité des règles repose sur l’impartialité de leur application et sur l’égalité de traitement (tableau 4.63, lignes MA, AÉR). C’est en substance ce qu’ils invoquent quand ils dénoncent l’arbitraire dans la mise en œuvre du règlement, cet arbitraire est ce « Qui provient de la volonté, du caprice, du bon plaisir de quelqu’un […]. Qui est choisi sans règles précises ; qui ne relève d’aucune règle » (Antidote). Dès lors apparaît la contradiction qui mine la légitimité de l’autorité des règles quand elles ne sont pas rigoureusement appliquées à tous de la même manière et, par conséquent, jugées comme étant arbitraires.

Dewey, dont nous avons vu qu’il plaide en faveur d’une école qui soit en mesure de cultiver « le sens social » et de développer l’esprit démocratique chez les enfants, insiste sur la nécessité de veiller à ne pas donner à la « discipline scolaire un cachet d’arbitraire dont l’élève souffre. » (Dewey, 1967, p.141). Piaget (1978), pour sa part, estime que la question de la justice doit primer sur toute autorité. Ses recherches, qui mettent en évidence les étapes de développement de la notion de justice chez les enfants, indiquent que vers l’âge de 11 ans, l’équité et l’impartialité se substituent à l’égalitarisme qui succède lui-même à la sanction expiatoire, en tant que principes de justice. Même Durkheim, pour qui l’éducation est une œuvre d’autorité, affirme que celle-ci n’est nullement l’assujettissement de l’élève à l’adulte. D’ailleurs, pour ce sociologue,

la crainte du châtiment est tout autre chose que le respect de l’autorité. Elle n’a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste par celui-là même qui le subit : ce qui implique que l’autorité qui punit est déjà reconnue comme légitime. (Durkheim, 2001b, p.18).

Enfin, d’autres travaux qui traitent de la violence à l’école ont montré que le caractère arbitraire des sanctions provoquait chez les élèves un sentiment d’injustice et générait, en réaction, de la violence (Imbert, 1987 ; Houssaye, 1996 ; Dubet, 2000b, Pain, 2002). Selon Houssaye (1996, p.8) : « Les élèves ne peuvent plus circonscrire que la loi est la condition de la liberté, car elle apparaît comme un caprice de l’adulte. Il faut passer de l’interdit à l’inter-dit (négociation, discussion...) ». D’un point de vue éducatif, il semble dès lors essentiel de gommer toute forme d’arbitraire dans l’élaboration et la mise en œuvre des règles, comme disent le souhaiter les élèves interviewés (tableau 4.60c : mise en œuvre).

En dénonçant les inégalités et en exigeant l’impartialité, les élèves revendiquent, par ailleurs, ce qui fonde le droit dans une société démocratique, à savoir l’égalité et son corollaire la non-discrimination. Sans entrer dans les détails du principe de la non-discrimination, on peut retenir que l’enfant - entendu toute personne ayant moins de 18 ans - est titulaire de droits au même titre que l’est l’enseignant.

L’on doit, néanmoins, reconnaître que la relation enseignant-élève induit dans son économie même une inégalité de statut, ce qui soulève la question de la responsabilité des adultes dans la forma­tion des jeunes. L’adolescent étant dans une phase de construction identitaire, l’enseignant est là pour le guider dans ce cheminement, c’est pourquoi l’inégalité de statut entre les enseignants et les élèves tient parfois davantage de la responsabilité de l’adulte de guider l’enfant, qu’elle ne relève de l’inégalité en droits au plan juridique.

Il n’empêche que le contenu des règles doit s’appuyer sur un principe fondateur du droit : la non-discrimination, qu’énonce l’article 10 de la Charte [québécoise] des droits et libertés de la personne qui stipule que « Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité des droits et libertés de la personne sans distinction, exclusion ou préférence... ». À l’instar de cette Charte, tout instrument juridique de protection des droits de la personne contient une disposition, qui rappelle que les droits qui y sont énoncés, doivent s’appliquer sans aucune discrimination de quelque nature que ce soit. De ce point de vue, le cadre juridique posé par le droit international des droits de l’homme conforte les revendications des élèves en faveur de l’égalité et de la non-discrimination. Si, comme le posent les instruments internationaux, ces principes fondamentaux ont vocation à l’universalité, il n’est pas permis d’y déroger.

À en juger par le sentiment d’injustice que disent ressentir la plupart des répondants face aux inégalités qu’ils ressentent, on peut penser que les principes du droit sont souvent ignorés dans leur école. Ce sentiment d’injustice est partagé par un nombre important d’élèves européens, comme l’indique un rapport du Groupe européen de recherche sur l’équité des systèmes éducatifs (GERESE) déposé en 2003 à la Commission européenne. Les auteurs notent que dans les cinq pays qui ont participé à l’étude (28), le pourcentage d’élèves estimant qu’ils sont traités avec justice peut sembler élevé ; cependant, ce taux diminue de façon spectaculaire quand l’on demande aux élèves s’ils sont d’accord avec les affirmations : « Les professeurs respectent tous les élèves » et « Les professeurs ne marquent pas de préférence entre les élèves » (GERESE, p.60).

Les auteurs de ce rapport avaient notamment pour objectif « d’évaluer la distance qui sépare ce discours de l’expérience vécue par les élèves au quotidien ». Ceux-ci ont noté « une absence de partialité dans les rapports élèves / membres de l’équipe pédagogique (principalement les enseignants) », alors que le « discours des établissements eux-mêmes souligne [l’importance de] l’égalité de ce traitement à l’égard de tous les élèves » (GERESE 2003a p. 60). Ce constat les conduit à conclure :

Un système éducatif ou un établissement scolaire qui ferait de grands sermons sur la citoyenneté, le respect et autres éminentes valeurs et qui, dans un même temps, traiterait ses élèves de façon injuste, ne manquerait pas de s’exposer au mépris et à la violence. (GERESE, 2003a, p. 60).

Une autre étude réalisée par le même groupe sur les violences scolaires (GERESE, 2003b) révèle une montée du sentiment d’injustice chez les élèves, qui contribue à dégrader le climat des établissements. Les auteurs soulignent que « les élèves nourrissent la conviction que l’institution scolaire n’applique pas à tous les mêmes règles en matière de droits et devoirs, les retards des enseignants n’étant par exemple que rarement sanctionnés » (GERESE, 2003b, p.12), ce qui a pour effet de générer un sentiment d’injustice.

Comment faire œuvre de remédiation? Jacqueline Costa-Lascoux (2001), qui a longtemps travaillé sur les questions de la violence, notamment à titre de directrice de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS, France), insiste sur la nécessité de formuler un message cohérent par rapport aux valeurs présentées comme étant à privilégier. Pour Philippe Lebailly, directeur des Centres d’entraînement aux méthodes de pédagogie active (CEMEA), il est « urgent de re-questionner les pratiques et de faire entrer le droit dans le fonctionnement des institutions éducatives. » (Lebailly, 2000, p.14). Cela suppose que « les règles doivent s’appliquer à tous, adultes comme enfants », que « nul ne peut se faire justice soi-même » et qu’il ne faut pas « sanctionner à chaud (même s’il est nécessaire de réagir sur le moment en rappelant les limites et interdits) » (Lebailly, 2000, p.14). En réunissant ces conditions, il est permis de penser que les élèves puissent convenir de la légitimité des règles parce qu’elles sont fondées sur le respect de conventions entre individus égaux en droits. C’est ce qui ressort des travaux sur la socialisation juridique selon lesquels, pour intérioriser les règles, il ne s’agit pas seulement de les connaître, mais encore faut-il en partager l’ensemble des valeurs et principes qui les sous-tendent et leur donnent le sens profond (Younès, 1998). Autrement dit, l’intégration de la fonction symbolique des règles est en lien direct avec la légitimité de la norme énoncée et de celui qui l’énonce.

Dans le cas qui nous occupe, plusieurs règles sont vues comme injustifiées par les élèves interviewés qui n’accordent, ce faisant, aucune légitimité à l’autorité de la plupart des enseignants. En les circonstances, on peut s’attendre à ce qu’au lieu de s’approprier les principes du droit, ils en arrivent à associer les règles à un signe de domination exercée par les dépositaires d’un pouvoir au service des adultes.

Comme le rappelle Kourilsky (1986) à propos de la socialisation juridique, on connaît le phénomène de la persistance, au cours du parcours d’un individu, des représentations formées dans l’enfance et l’adolescence ; elles serviront de base, de trame aux représentations ultérieures. Cette auteure pour qui les repères juridiques jouent un rôle de valeurs pouvant servir de support de légitimité au pouvoir politique, explique que

les mécanismes d’entrée dans le juridique passent [...] par les apprentissages quotidiens de savoir faire dans les relations inter individuelles ou dans les relations entre individus et groupes où interviennent des droits et obligations réciproques. Ils incluent l’apprentissage de l’égalité ou de la réciprocité dont l’autorité apparaît alors comme un garant et joue un rôle plus protecteur que répressif. (Kourilsky, 1986, p.387).

Comme nous avons pu l’observer à diverses reprises, les améliorations attendues par les élèves, tiennent précisément de la mise en pratique de principes qui fondent le système juridique et sont par ailleurs mis de l’avant par l’institution scolaire. En ce sens, on peut penser que, si ces principes étaient traduits en acte, les élèves seraient davantage disposés à respecter les règles, ce qui serait un premier pas vers leur intériorisation.

Pour plusieurs chercheurs dont les travaux portent sur la socialisation et la conscience du droit (Silbey, 1991; Kourilsky, 1986, 1997), « le juridique n’est pas introduit de l’extérieur dans les situations ; bien plutôt, […] constitué à travers les actions et les pratiques de la vie quotidienne. » (Kourilsky, 1997, p.39-40).

Pour notre objet, les résultats de notre recherche révèlent que les élèves constatent de nombreux manquements, précisément au sujet des questions d’égalité et de réciprocité. Comment ces mêmes élèves peuvent-ils s’approprier les règles qui régissent la vie quotidienne en société si les principes qui les fondent ne sont pas respectés dans l’institution scolaire?

En raison des travaux relatifs à la socialisation juridique et la conscience du droit, l’on sait que l’intériorisation des normes passe par l’interprétation personnelle des informations qui sont transmises, notamment, par l’institution scolaire. Dès lors, on doit porter un regard attentif sur les moyens à mettre en œuvre pour que l’école donne à voir aux élèves les principes et les procédures du droit qui conduisent à la production des règles et qu’elle leur permette de comprendre ce qui fonde leurs obligations vis-à-vis des autres et de la société. À défaut de quoi, on peut craindre que l’intériorisation des règles soit compromise et partant, que l’objectif de formation du futur citoyen devienne plus ou moins aléatoire.

Comme l’explique Costa-Lascoux (2000, non paginé), pour qu’une éducation à la citoyenneté démocratique prenne corps, il faut « retrouver le sens de l’école à partir de certains principes : l’égale dignité des élèves, la lutte contre les discriminations, la liberté d’expression, le respect d’autrui », car ce sont là des principes juridiques qui participent de la démocratie dans la vie en collectivité.

Dans le même ordre d’idée, les auteurs d’une récente enquête comparative effectuée dans 30 pays du réseau d’information sur l’éducation en Europe, Eurydice, intitulée « L’éducation à la citoyenneté à l’école en Europe », soulignent

[qu’]un tel enseignement couvre un champ beaucoup plus vaste que l’apprentissage formel [et] repose avant tout sur l’interaction au quotidien entre tous les membres de la communauté scolaire [...] ainsi que sur les hiérarchies scolaires et les méthodes de participation. (Eurydice, 2005, p.27).

Dans cette perspective, nous le verrons ensuite, l’apprentissage de la citoyenneté se nourrit d’une pratique de la participation, condition d’une éducation démocratique. 

 

5.2 La participation

 

Figure 5.4
La participation

La légitimité de l’autorité des règles repose sur le consentement des élèves, ce qui suppose leur participation (voir tableaux 4.60c : élaboration et 4.63 ligne AP). Comme l’expliquent les répondants des deux écoles, s’ils étaient associés au processus d’élaboration des règles, ils y consentiraient plus volontiers. Ce point est à souligner car, sans leur consentement, il devient illusoire de penser à une quelconque intériorisation de la nécessité de se conformer aux règles.

À cet égard, les travaux de Piaget et de Dewey sont sans équivoque : les élèves doivent pouvoir participer au processus d’élaboration des règles.

Si l’on se réfère à la théorie de Dewey, qui repose sur la formule « learning by doing » selon laquelle on « apprend en faisant », on peut penser qu’à travers l’expérience qu’ils ont de la participation à l’école, les élèves sont peu préparés à cet exercice démocratique qui suppose un apprentissage du dialogue. Ce n’est qu’à travers un processus de discussion où les parties en présence ont la possibilité d’être entendues et de prendre part aux décisions, qu’il est possible d’apprendre à exposer son point de vue, à argumenter, à éprouver le caractère changeant des règles existantes, à assumer des responsabilités (Torney-Purta, 1989).

Piaget désapprouve les approches qui cantonnent l’élève dans un rôle passif et insiste sur le fait que « l’intelligence procède de l’action » et qu’une « vérité apprise n’est qu’une demi-vérité, la vérité entière étant reconquise, reconstruite ou redécouverte par l’élève lui-même » (Piaget, 1950, p. 35). De ce point de vue, la participation active de l’élève est la voie privilégiée vers les apprentissages.

La participation est également requise dans la perspective d’une socialisation juridique, comme nous avons pu le voir chez Silbey (1991) et Kourilsky (1997), notamment. Develay (1996, p.58) quant à lui s’interroge : « Comment l’École peut-elle être le lieu d’émergence de la loi et pas uniquement le lieu d’application des règlements est la question que l’institution scolaire ne peut esquiver, si elle s’affiche comme un lieu d’éducation et pas uniquement d’instruction? ». Pour sa part, Meirieu pose que « la citoyenneté veut dire participation » et insiste pour « que l’école forme les jeunes à la parole, leur donne accès à la parole » car, explique-t-il, « un citoyen est celui qui peut parler, qui peut s’exprimer, qui peut aller sur le forum, et qui est capable d’exposer son point de vue » (Meirieu, 2001, p.24). Le début de la démocratie, nous dit Rueff-Escoubès, « c’est la possibilité de s’exprimer, de dire son mot sur ce qui nous concerne » (1987, p. 59).

Acte de participation par excellence, la prise de parole est à la base de toute pratique démocratique et, si l’on s’en remet aux instruments juridiques internationaux et leur prolongement dans le droit interne des États démocratiques, les élèves devraient pouvoir être entendus sur les questions qui les concernent et leur point de vue devrait être pris en considération. C’est ce que stipule la Convention relative aux droits de l’enfant dans ses articles 12 et 13.

Les États parties garantissent à l’enfant [élève] qui est capable de discernement, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. (Nations Unies, 1989, article 12, alinéa 1)

Quant à elle, Costa-Lascoux souligne l’importance particulière de la participation des élèves aux différentes instances de l’école, à condition toutefois, précise-t-elle, « qu’ils aient réellement la parole et qu’ils puissent assumer des responsabilités. [Car,] Un droit dénué de condition d’exercice entraîne la désillusion et l’abstention. » (Costa-Lascoux, 2005, np). Être citoyen, c’est détenir une part de la souveraineté, c’est avoir une voix dans l’analyse des situations et dans l’élaboration des solutions, de rappeler l’auteure.

Mais la participation se conjugue avec la responsabilité, sans laquelle la première perd de sa substance. « L’idée que l’on se fait d’habitude de la participation ne comporte […] que le volet des droits, jamais celui des devoirs. », expliquent Oser et al. (2000, p.6). Le statut de citoyen ne se limite pas, en effet, à celui de détenteur de droits ; il s’accompagne d’un certain nombre d’obligations, dont celles de répondre de ses actions et de veiller au respect des droits de ses concitoyens. Cette responsabilité qui incombe à tout citoyen ne va cependant pas de soi ; elle est liée à la reconnaissance de l’individu et de son autonomie. La responsabilité suppose par ailleurs une adhésion des personnes à ces principes et passe par leur implication personnelle, celle-ci étant nécessaire pour en arriver à assumer les conséquences de ses décisions.

Mais, comme le notent, Oser, Ullrich et Biedermann (2000, p.35), lorsque les décisions sont prises par l’enseignant seul, sans discussion avec les élèves, leur implication personnelle est rendue impossible. Car, pour pouvoir assumer les conséquences de leurs décisions, les élèves doivent pouvoir faire l’expérience de la responsabilité personnelle, des effets bénéfiques ou préjudiciables de ces décisions.

Dans le cas des élèves que nous avons interrogés, le sentiment d’impuissance exprimé à de nombreuses reprises donne à penser qu’ils n’ont pas possibilité d’influer sur les décisions, à moins de recourir à des moyens de pression qui font appel à l’engagement solidaire d’un grand nombre d’élèves, comme une grève. Ne se sentant pas partie aux décisions, ils considèrent qu’ils n’ont pas de responsabilité dans l’application des règles, celle-ci revenant aux enseignants (tableaux 4.60a : encadrement et 4.63 ligne AE). Dès lors, on ne doit pas s’étonner de constater qu’ils imputent aux adultes les manquements qu’ils observent dans la mise en œuvre des règles.

De nombreux ouvrages précédemment cités (29) (chapitre II), insistent sur la participation des élèves aux décisions qui les concernent, principalement à l’adolescence, où ils sont moins enclins à accepter la légitimité de l’autorité institutionnelle et comptent davantage sur leur capacité de donner leur point de vue personnel. De plus, c’est au cours de cette période que l’adolescent serait en mesure d’acquérir une conscience collective qui permet la cohésion sociale (Kourilsky 1986; Percheron, 1991; Oser,Ullrich et Biedermann. 2000).

Cette prise de conscience des obligations que chacun a envers les autres résulte d’une sorte de compromis entre les intérêts rationnels d’un individu et les normes qu’il a intériorisées (Oser, Ullrich et Biedermann, 2000). Dans le cas présent, nous avons vu que les élèves développent avant tout des stratégies pour se soustraire aux règles en échappant aux sanctions. Dans ce contexte, où l’idée de bien commun est absente, il est à craindre que la norme intériorisée soit celle de la loi du plus fort ou du plus malin et que, dès lors, une prise de conscience des intérêts collectifs devienne improbable.

Pour espérer développer chez les élèves le sens des responsabilités individuelles et collectives, leur participation semble incontournable parce qu’elle leur permet non seulement de contribuer aux décisions, mais également d’en assumer les conséquences et d’éprouver un sentiment de responsabilité si la décision n’est pas appliquée comme il se doit.

Repris au Québec dans de nombreux documents ministériels (voir le chapitre 1), le thème de la participation figure parmi les plus importants pour la formation du futur citoyen. Cet aspect de la vie démocratique d’un établissement scolaire est d’ailleurs sous l’œil de chercheurs qui tentent d’évaluer les effets de la participation sur la conscience politique des élèves (Oser et Reichenbach 2000 ; Torney-Purta, 1989). Leurs travaux ont démontré l’effet positif de la participation à l’école sur le développement du jugement, à condition toutefois que cette participation ne se limite pas à une élection-alibi de quelques délégués censés représenter les intérêts de l’ensemble des élèves. Costa-Lascoux attire l’attention sur ce point ; il faut, dit-elle,

s’interroger sur la parole de l’élève et sur son statut au sein de l’école. Il faut éviter les consultations qui ne sont pas une participation à la communauté éducative et génèrent une grande frustration chez les élèves [...] La démocratie consiste en effet à apprendre que sa parole a un sens et permet de construire quelque chose en commun, et l’évaluation de son action participe de cette construction (Costa-Lascoux, 2000, non paginé).

Cependant, comme le déplorent Rueff Escoubés, Moreau et Groupe Desgenettes, dans la majorité des établissements scolaires, la participation des élèves relève de la parodie.

Les élections sont bâclées et les délégués sont considérés comme quantité négligeable. Ils ne peuvent pas s’exprimer, ou bien leur parole est tournée en dérision, ou encore, plus perfidement, on les encourage à la délation envers les « brebis galeuses » de la classe. La procédure qui permet aux délégués de participer aux conseils de classe consacre l’absence d’acte-pouvoir collectif des élèves dans l’établissement en n’octroyant à ceux-ci qu’une forme caricaturale de représentation délégative. (Rueff Escoubés, Moreau et Groupe Desgenettes, 1987, p. 159).

La prise en compte de la parole des élèves est l’un des points de revendication chez bon nombre d’entre eux, ceux-ci y voyant une forme de réciprocité dans la relation qu’ils entretiennent avec les enseignants (tableaux 4.60b : qualité des relations et 4.60c : mise en œuvre). Bernard Rey explique qu’il y a plusieurs avantages à rompre l’exclusivité de la parole magistrale et réhabiliter la parole des élèves. Tout d’abord, « l’élève ne reçoit plus le savoir [...] dans une relation hiérarchique où la vérité serait confondue avec la parole de l’autorité » (Rey, 2004, p.53). Ensuite, étant « confronté directement à l’ordre des choses et à la collectivité dont il est membre, l’élève n’est plus soumis à la seule autorité de l’enseignant et à ce qui peut lui apparaître comme sa volonté arbitraire. » (Rey, 2004, p.53).

Ce type de discussion offre en effet l’occasion de redécouvrir, d’appliquer et d’assumer des pratiques et des règles sociales, expliquent Oser et Reichenbach (2000, p.36), qui recourent au concept allemand de « codétermination », emprunté au milieu syndical, pour illustrer le type de participation souhaitée dans les écoles. La codétermination - qui désigne un type de relations sociales - est basée sur des procédures d’agrément et la prise de décision en commun. Appliqué à l’école, ce mode de fonctionnement associe les élèves aux décisions, et autorise la négociation pour tout ce qui a trait à la vie de l’établissement scolaire.

Les études conduites en Suisse et en Allemagne, dans des écoles qui pratiquent la codétermination, démontrent que les élèves de ces établissements

présentent une conscience politique supérieure, s’intéressent davantage à la politique, se comportent de façon moins agressive, portent des jugements moraux différents, sont davantage disposés à prendre des responsabilités, possèdent une meilleure conscience des normes « partagées », coopèrent davantage et s’identifient mieux à l’école (Oser,Ullrich et Biedermann, 2000, p. 33-34).

Dans ces établissements désignés comme étant des « écoles communautaires équitables », il existe notamment « une assemblée où tous les élèves et le personnel enseignant prennent ensemble des décisions qui sont ensuite appliquées. ». Ces décisions portent sur les règles de la vie en commun, comme la résorption des tensions, des activités communes, le débat public.

Dans cette assemblée, les élèves apprennent que les problèmes peuvent être mis sur la place publique, que la collectivité possède un pouvoir de décision, que l’on peut faire valoir en public des positions différentes, que le système du vote a ses avantages et ses inconvénients, que l’on peut soumettre des initiatives, etc. (Oser,Ullrich et Biedermann, 2000, p. 33).

L’influence du milieu scolaire serait donc déterminante. C’est la conclusion à laquelle arrivent Kuhn et Schmid au terme d’une étude longitudinale qui a duré trois ans, rapportent cités Oser et al « Alors que l’influence des parents et du cercle d’amis n’est pas déterminante, les influences des stimulations politiques déclenchées par la participation à l’enseignement sont significatives. » (Oser et Reichenbach, 2000, p.18). Pour les auteurs du rapport final sur l’éducation à la citoyenneté en Suisse, ce résultat plaide

clairement en faveur d’un enseignement politique pendant l’adolescence qui encourage les facultés de prendre position de manière critique sur des sujets politiques, afin de jeter un pont intellectuel entre l’univers des jeunes et la conscience de l’intérêt public. (Oser et Reichenbach, 2000, p.18).

De leur côté, les élèves interviewés dans le cadre de notre recherche insistent sur la possibilité d’être associés aux décisions qui les concernent (tableaux 4.60c : amélioration et 4.63 ligne AP), affirmant qu’ils seraient plus enclins à respecter les règles et que cela améliorerait leurs relations avec les enseignants. On peut penser en effet que, s’ils étaient associés au processus d’élaboration des règles, celles-ci gagneraient en légitimité et auraient donc plus de chances d’être respectées ; ce qui aurait vraisemblablement un effet positif sur la relation pédagogique. De ce point de vue, les demandes qu’ils formulent rejoignent les choix d’orientation énoncés dans les politiques éducatives de nombreux États, à commencer par le Québec, où l’éducation à la citoyenneté a fait son entrée dans les écoles secondaires à la rentrée 2005, avec l’implantation du nouveau programme.

 

5.3 La mission de l’école

Figure 5.5
La mission de l’école

La légitimité des enseignants est fondée sur leur cohérence avec la mission de l’école, qui est de faire réussir les élèves, et de les préparer à vivre en société. C’est en substance ce qui ressort des propos des répondants de cette recherche (tableau 4.58a : encadrement pédagogique). Ainsi, ces derniers se disent tout à fait enclins à se soumettre aux exigences des adultes, pour autant que celles-ci visent leur réussite scolaire et la préparation à leur vie future. Détenteurs d’un savoir à transmettre, les enseignants ont une responsabilité éducative vis-à-vis des élèves, ce qui leur confère, au départ, une autorité que les répondants reconnaissent volontiers.

Toutefois, s’ils ont le sentiment que les enseignants ne mettent pas tout en œuvre pour favoriser les apprentissages, ils ne leur accordent plus de légitimité. Tout mettre en œuvre signifie, notamment, que les adultes maintiennent un climat de travail au sein des classes. Or, les répondants évoquent à de nombreuses reprises des situations où l’environnement d’apprentissage est perturbé par le bruit ou l’agitation des élèves (tableau 4.63, ligne MN). Dès lors, il n’est pas surprenant que l’autorité que représentent les enseignants ne soit plus reconnue par les élèves, et que, conséquemment, les règles qu’ils ont la charge de mettre en œuvre perdent leur légitimité.

Nous touchons là une question récurrente dans l’histoire de l’éducation, celles de la discipline sans laquelle les apprentissages sont compromis et de la nécessaire autorité pour y parvenir. Comme le mentionne Bernard Rey, les notions d’autorité et de discipline n’ont pas bonne presse parce qu’elles sont souvent associées à la répression, à des forces de coercition, voire à de la tyrannie, alors qu’elles sont, « au contraire indispensables pour que l’enseignement secondaire devienne démocratique. » (Rey, 2004, p.5). En effet, explique-t-il, le maintien d’une certaine discipline en classe fait partie des devoirs professionnels des enseignants. Tout d’abord, parce que les règles protègent de l’oppression et que sans elles, s’installe un climat d’intimidation, voire de terreur entre les élèves. Ensuite, parce que le but de l’école est de faire accéder les élèves à des savoirs qui font appel à des règles qui ne dépendent pas de la fantaisie des enseignants. Enfin, parce que le renoncement à des règles claires de fonctionnement a pour conséquence l’établissement d’un climat défavorable aux apprentissages, dont les élèves les plus en difficulté sont les premiers à souffrir. D’ailleurs, l’enseignant n’est-t-il pas garant de la loi dans la classe?

C’est à cette responsabilité des enseignants que font allusion les élèves quand ils en appellent à plus d’autorité pour maintenir un minimum de discipline. Concrètement, l’exigence de discipline se traduit par l’établissement de règles précises sans lesquelles la classe ne peut tout simplement pas fonctionner, ce qu’expliquent les répondants (tableau 4.60a : encadrement).

Si la discipline est nécessaire pour instaurer l’ordre exigé par les activités diverses de la classe, « elle a aussi pour finalité de participer à une éducation sociale des élèves fondée sur la liberté et la responsabilité », rappelle Jean Le Gal (2002, p.43). Sur ce point, les élèves interrogés considèrent que si les enseignants remplissaient la mission qui leur est dévolue par l’institution scolaire, ils auraient à cœur de faire réussir leurs élèves et de les préparer à la vie en société, ce qui inciterait les élèves à respecter leur autorité.

Si l’on considère la mission de l’école telle qu’elle est définie par la Loi sur l’instruction publique, l’on doit admettre qu’en exigeant des enseignants qu’ils appliquent les règles et mettent tout en œuvre pour leur permettre de réussir, les élèves ne font que rappeler la vocation que s’est donnée l’institution scolaire. La réussite dont il est question dans Les nouvelles dispositions de la Loi sur l’instruction publique (MEQ, 2003, p.4) « est celle que vise, dans le respect du principe de l’égalité des chances, la triple mission de l’école, soit celle d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves ».

Au mandat de socialisation confié à l’école par la Loi sur l’instruction publique, qui lui impartit notamment la tâche d’initier les élèves à un ensemble de références communes pour favoriser leur insertion dans la vie en société, vient s’ajouter celui de former des citoyens.

La citoyenneté étant d’abord un concept juridique et politique, une éducation aux droits est donc nécessaire ; elle est même la première condition de l’adhésion par les sujets à la règle de droit et donc de l’effectivité de la norme juridique. Dans cette perspective, explique Audigier

il est important de savoir que les règles ne s’établissent pas, dans une société démocratique complexe, sur un simple accord d’un groupe de participants. Les règles de vie obéissent à des règles qui leur sont supérieures, extérieures et antérieures (Audigier, 2005, p.18).

Sur ce point, il semble que les élèves soient d’accord pour dire que toutes les règles ne sont pas discutables, notamment celles qui constituent la législation en vigueur (voir la négociablilité par. 4.2.4.1.6 et # 4.2.4.2.6) Cependant, leurs connaissances dans le domaine est très lacunaire, et l’on peut regretter l’absence d’une familiarisation au droit au cours de leur passage à l’école.

Dans un rapport de séminaire intitulé « l’accès au droit », l’École nationale d’administration (ENA, en France) insiste sur l’importance de diffuser la culture du droit au quotidien dans le cadre de l’école, notamment en permettant aux élèves de comprendre les implications juridiques d’une situation donnée. C’est à cette condition qu’on peut espérer obtenir le consentement de l’élève à une règle reconnue nécessaire. « Il appartient donc au système scolaire de développer chez chaque élève la conscience des enjeux concrets du droit et la possession des repères indispensables à l’orientation dans le monde juridique. » (ENA, 1999, p.52).

Au delà des mots, les énoncés de principe dont nous avons vu les grandes lignes, ne garantissent cependant pas leur mise en pratique et l’on doit être attentif à ce que l’ethos des écoles, leur organisation, leurs objectifs et leurs pratiques quotidiennes répondent aux objectifs de l’éducation à la citoyenneté.

En effet, la vie quotidienne dans l’établissement et le climat qui y règne conditionnent en bonne partie la manière dont les membres de la communauté scolaire pensent, se comportent et interagissent les uns avec les autres. D’ailleurs, la plupart des pays participant à l’étude Eurydice (voir supra), reconnaissent explicitement l’influence d’un climat positif à l’école sur les relations de l’ensemble des membres de la communauté qu’est l’école ;  tous soutiennent l’idée d’une « école démocratique »

dans laquelle chaque acteur est impliqué dans la gestion et la prise de décision, et où prévalent des méthodes démocratiques d’enseignement. La plupart de ces pays se concentrent sur les droits de l’élève, dont celui d’exprimer librement leur opinion ou le droit plus global de jouir d’un environnement d’apprentissage sûr. Eurydice, 2005, p.28).

Privés de démocratie, préviennent Jonlet et Lannoye (1995, p.8), « les élèves ont, en retour, tendance à mettre en doute les valeurs et les comportements des enseignants, à fuir des rapports inégalitaires et hautement insatisfaisants... ou à s’y soumettre ». C’est ce que semblent confirmer les résultats de cette recherche, comme nous l’avons vu avec les rapports aux règles qu’entretiennent les répondants.

 

5.4 Le respect mutuel

Figure 5.6
Le respect mutuel

La légitimité de l’autorité des enseignants repose également sur le respect mutuel (tableaux 4.60b : considération des élèves, 4.60c : égalité/réciprocié). Ainsi, dès lors qu’ils se sentent respectés, les répondants se disent prêts à accepter les contraintes imposées par les adultes. Quand tel n’est pas le cas, ils perçoivent l’autorité comme un pouvoir illégitime (tableau 4.63 ligne MA). C’est également ce qui ressort de l’étude menée par Macdonell et Martin (1986), selon laquelle les règles seraient une expression de domination dans de nombreuses écoles.

On peut craindre, à l’instar de nombreux auteurs dont les travaux traitent de la violence à l’école (Imbert, 1987 ; Houssaye, 1996 ; Dubet, 1999, Pain, 2002) que, face à l’imposition d’un pouvoir vu comme illégitime, les élèves opposent des résistances et développent des mécanismes de défense qui peuvent prendre, selon les cas, la forme de la soumission, de la passivité, de la résistance ou de la révolte. Le sentiment d’impuissance qu’ils expriment, à ces égards, s’accompagne d’une forte demande de réciprocité et de respect à leur endroit. Il s’agit d’une constance qui mérite d’être soulignée, car elle questionne tant l’autorité et sa légitimité que le rapport aux règles et aux normes.

Si la question de l’autorité se pose dans n’importe quelle société, sous n’importe quel régime, dans n’importe quelle école, dans une société démocratique, explique Costa-Lascoux (2004), la réflexion sur l’autorité touche à la qualité de la relation pédagogique liée à la compétence des enseignants, aux rôles et aux fonctions de toutes les personnes qui interviennent dans le cadre scolaire. Pour cette auteure (Costa-Lascoux, 2005), la relation d’autorité doit être bilatérale. De ce point de vue, il est nécessaire de distinguer l’autorité du pouvoir, car « la relation pédagogique n’est pas une relation de pouvoir », insiste-t-elle.

Plusieurs arguments sont en faveur d’une véritable prise en compte des besoins de reconnaissance et de réciprocité maintes fois exprimés par les élèves. D’une part, la progression vers l’autonomie passe nécessairement par le respect mutuel (Piaget) et, d’autre part, la formation de citoyens responsables - donc autonomes - exige que la relation pédagogique traduise en actes la réciprocité qui découle de l’égalité en droit. En ce sens, l’éducation à la citoyenneté n’est possible que sous réserve de réciprocité, cette règle plus que séculaire qui veut que l’on ne fasse pas à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Dans la perspective d’une citoyenneté responsable, la réciprocité, c’est reconnaître que, si nos droits fondent les obligations d’autrui à notre égard, en contrepartie, les droits d’autrui déterminent nos obligations envers lui.

La réciprocité des droits et des obligations fait partie du contrat social et, à ce titre, est une dimension déterminante de l’éducation à la citoyenneté. En ce sens, expliquent Prairat et Andrieu (2003), loin d’exclure le respect mutuel, l’autorité l’exige « à titre de condition de possibilité », car, poursuivent-il, n’y a de libre reconnaissance de l’autorité que sur fond d’un respect réciproque.

L’autorité est bien sûr nécessaire pour enseigner, mais une « autorité qui autorise » insiste Meirieu. « L’autorité n’est pas l’arbitraire, l’autorité ne doit pas être faite pour que l’adulte « ait la paix », mais pour que les élèves apprennent à vivre en paix » (Meirieu, 2003, p.6). De ce point de vue, l’autorité de tout éducateur repose sur son aptitude à guider les élèves pour qu’ils soient en mesure d’exercer leur liberté dans un souci de justice.

C’est en substance ce qu’expriment les élèves quand ils en appellent à plus d’autorité en même temps qu’ils réclament plus de considération de la part des adultes (tableau 4.63, ligne AC). Cette revendication va dans le sens des recommandations faites par la plupart des chercheurs de diverses disciplines (psychologie, sociologie, notamment), et pour qui il ne peut y avoir de reconnaissance de l’autorité que sur fond d’un respect réciproque.

La réciprocité implique que les élèves aient le droit de protester, de se plaindre et d’être entendus, insiste Dubet (1999, non paginé), qui constate

[qu’]il est trop souvent admis que rien ne peut être discuté, qu’un élève a toujours tort, qu’un professeur a toujours raison [...] Dès lors, comment ne pas admettre que la violence des élèves est, avec le retrait indifférent, la seule réponse possible à une situation qui est toujours, peu ou prou, nécessairement violente.

Pour ce sociologue de l’éducation, beaucoup d’élèves refusent la scolarisation telle qu’elle est, se jugeant victimes de mépris de la part des adultes.

Dans la synthèse que font les membres du comité de pilotage du débat national sur le collège, en France, ces derniers mettent également en garde contre l’unilatéralité et plaident en faveur de « la construction d’un ordre juste assurant une vie commune acceptable » (Dubet, 1999, non paginé). Dans cette perspective, la discipline devrait être « conçue comme une manière de vivre ensemble, de fixer les règles partagées par tous, de définir les droits et les devoirs de chacun » ; ils font d’ailleurs de ce point une proposition :

La discipline est aussi une forme de civilité quand elle repose sur un principe de réciprocité entre les élèves et les adultes, et quand les plaintes ou les protestations des élèves peuvent être entendues, quand la discipline est construite sur un principe de justice et sur des procédures associant les élèves. (Dubet, 1999, Proposition 4, non paginé).

L’une des conditions pour que l’autorité des enseignants soit reconnue, explique Dubet, est qu’elle soit fondée sur une application juste des règles, fussent-elle fermes. Or, pour les élèves, cette justice repose sur un principe de réciprocité qui, dans bien des cas, fait défaut. Dès lors, il est à craindre que les adolescents ne cultivent un ressentiment à l’égard des enseignants et leur opposent des comportements de résistance.

Finalement, la légitimité des figures d’autorité à agir et à être obéies - pour reprendre une expression de Casalfiore (2003) - dépend de la réciprocité, ce principe qui permet d’instaurer un régime universel de la reconnaissance de tous par tous (Prairat et Andrieu, 2003). Si la réciprocité et l’égalité de traitement sont fondamentales et ont vocation à l’universalité, aucun manquement à ces principes n’est alors acceptable.

Comme l’explique Costa-Lascoux (2004, non paginé), de même que « la loi n’est pas une série de prescriptions sans relations avec les principes généraux », les règles à l’école doivent « faire référence à ces principes et les sanctions ne peuvent se contenter d’agir comme un couperet qui tomberait quand il y aurait manquement ». Car, ajoute-t-elle, le droit n’est pas une instance autonome qui donne forme (de l’extérieur) à l’action sociale, mais un trait inhérent aux situations sociales. Si, comme l’affirme la sociologue, la trame du juridique se trouve dans les événements et les transactions ordinaires, on peut avancer que, pour amener les élèves à comprendre et à intérioriser la fonction symbolique des règles, l’organisation de la communauté éducative doit s’articuler autour des principes qui fondent le droit. Considérant que les repères juridiques se constituent à travers les actions et les pratiques de la vie quotidienne, il convient d’être attentif à ne pas donner à voir des contradictions dans le fonctionnement ordinaire de l’école.

5.5 Des déterminants interreliés

À cette étape, il convient de mettre en évidence les liens d’interdépendance qui existent entre les déterminants de la légitimité accordée à l’autorité des règles et à celle de l’enseignant. Dans les pages qui précèdent, nous avons exposé les facteurs qui déterminent cette légitimité et autour desquels s’articulent les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école. Les schémas ci-dessus (figures 5.2 à 5.6) révèlent la complexité des enjeux (juridiques politiques, sociaux, éducatifs) que soulève la légitimité, en l’absence de laquelle toute autorité devient arbitraire. En effet, il suffit qu’un seul de ces déterminants fasse défaut pour que la légitimité de l’autorité soit remise en question.

Ainsi, une application inégalitaire des règles, de même que leur imposition hors de toute participation des élèves leur font perdre leur légitimité et les enseignants qui tentent d’imposer ces règles perdraient également la leur. De la même manière, un enseignant dont l’autorité n’est pas considérée comme légitime, parce qu’il ne remplit pas la mission qui lui est confiée, ou parce qu’il ne respecte pas les élèves, invalide le bien-fondé des règles qu’il a la charge de mettre en œuvre.

À la lecture des résultats de cette recherche, on voit se dessiner un certain nombre d’obstacles à l’atteinte des objectifs de formation de citoyens responsables. Celui de l’exercice de l’autorité est sans doute le plus difficile à lever. L’usage de l’autorité, il convient de le rappeler, est nécessaire au développement de l’autonomie, et l’absence de limites claires par rapport aux règles risque de devenir une source d’anxiété pour les élèves. Cette affirmation ne doit cependant pas faire perdre de vue que l’autorité dont il est question ne doit pas être confondue avec un pouvoir arbitraire. De plus, compte tenu de la vocation de l’école à former des citoyens responsables, l’usage de l’autorité devrait progressivement conduire les élèves à l’autonomie, dont nous avons vu qu’elle reposait sur le respect mutuel.

Pour conclure ce chapitre, retenons que les représentations qu’ont les élèves des règles à l’école s’articulent autour de la légitimité de l’autorité, laquelle est minée par le sentiment d’arbitraire qu’ils disent ressentir. Plusieurs constats, selon eux, sont à l’origine des frustrations et des contestations qu’ils expriment : l’inégalité de traitement, l’absence de pouvoir dans les décisions qui les concernent, les incohérences entre la mission de l’école et les moyens mis en œuvre par les enseignants pour y parvenir et enfin, le manque de respect dont ils disent être victimes. Dans les demandes qu’ils formulent, ils font valoir l’application à géométrie variable des règles et le contraste entre leur mince marge de manœuvre et l’autorité des enseignants. Sous l’angle socio-juridique, les appels qu’ils lancent pour être considérés comme des personnes à part entière paraissent légitimes. De plus, les doléances qu’ils expriment trouvent leur écho dans plusieurs études dont nous avons fait état et qui ont tenté de démontrer jusqu’à quel point l’absence de droit dans les écoles pouvait être à l’origine de la frustration des élèves, voire de certains comportements agressifs. Si, à cette étape de la vie, les tensions dans les rapports des adolescents à l’autorité semblent « normales », il n’en demeure pas moins que leurs demandes méritent d’être prises en compte.

Certes, la responsabilité qu’ont les enseignants d’éduquer va de pair avec leur obligation d’imposer un certain nombre de contraintes aux élèves, ce qui les place dans une position de porte à faux vis-à-vis d’adolescents en quête d’autonomie. Nous pouvonsen effet nous demander comment instituer et maintenir l’ordre nécessaire à la vie collective tout en respectant les principes démocratiques qui consacrent les droits et libertés de chacun. Ce sujet renvoie à la difficile question de la tension permanente entre les libertés individuelles et l’institution, entre la particularité des opinions subjectives et les normes régulatrices des rapports sociaux. La double fonction d’inculcation du normatif et d’éducation à l’autonomie invite à nous interroger sur les conditions pédagogiques qui permettent des pratiques éducatives démocratiquement formatrices. Il s’agit là d’un point névralgique pour l’école qui doit préparer les jeunes à vivre dans « une société basée sur un contrat social qui vise à rendre compatibles les libertés individuelles et l’organisation sociale » (MEQ, 1997a, p.33).

Pour dénouer l’impasse à laquelle risquent de faire face les adultes en situation de responsabilité éducative, la question du droit, dans le sens où nous l’avons exprimée, apparaît comme un repère essentiel. D’une part, parce que l’école, malgré ses prérogatives, n’échappe pas à des considérations juridiques, d’autant que la citoyenneté démocratique à laquelle elle doit préparer est fondée sur la règle du droit. D’autre part, parce qu’en mettant en application les principes du droit, les enseignants répondraient aux attentes formulées par les élèves et gagneraient ainsi en légitimité.


(28)Angleterre, Belgique, Espagne, France, Italie.

(29)Bordet, 2001 ; Costa-Lacoux, 2001 ; Day, Direction des affaires correctionnelles Canada et Solliciteur général Canada, 1995 ; Develay, 1999 ; Dewey, 19672 ; Douard et Fiche, 2001 ; Haroun et O’Hanlon, 1997 ; Jakubowska, 1991 ; Kourilsky, 1997 ; Percheron, 1991 ; ; Silbey, 1991 ; Smetana et Bitz, 1996.