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4.2.3.10 Doktar-Irouni (10)

Comme nous venons de le voir, Doktar-Irouni est l’amie et la compatriote de Dizine. Elles ont le même âge et comme elle, elle a choisi un pseudonyme ayant une signification en iranien : Dokhtar Irouni signifie fille d’Iran. Au cours de nos échanges informels, elle a longuement parlé de l’Iran et des conditions de vie dans un pays où règne la répression, en insistant sur les côtés abjects. Elle a également attiré l’attention sur l’absence de liberté en expliquant qu’en Iran, les transmissions satellitaires étaient entièrement contrôlées par le gouvernement en place. Toute cette conversation qui n’a pas de rapport direct avec les règles à l’école permet néanmoins de situer les propos de Doktar-Irouni dans un contexte où les règles démocratiques sont vues comme un moyen de libération.

Malgré les critiques qu’elle formule à l’égard de son pays d’origine dont elle parle abondamment au cours de l’entretien, elle donne paradoxalement l’impression d’y être très attachée et le cite en exemple à plusieurs reprises

Au terme de l’entretien, elle a demandé, inquiète, si les noms des personnes qu’elle avait mentionnés seraient « effacés » et a paru soulagée quand nous lui avons rappelé les règles de confidentialité. De son point de vue, au Québec les choses sont très différentes de ce qu’elles sont en Iran ou dans d’autre pays non démocratiques ; pour cette raison, « les Québécois ne doivent pas voir les choses pareil ».

Ajoutons avant d’en arriver au contenu de l’entretien que Doktar-Irouni sert d’interprète et d’intermédiaire entre les professeurs de sa sœur et sa mère, ce qui lui donne un statut particulier : les enseignants s’adressent à elle comme à une personne responsable.

Tableau 4.42
Raisons d’être des règles : Doktar-Irouni

Comme on le voit dans le tableau 4.42, les raisons d’être des règles, quand elle les comprend, sont de préparer les élèves à leur vie future. De son point de vue, les règles donnent des repères aux élèves : « ce qui est correct, ce qui est pas correct de faire » (Doktar-Irouni : 28). Pour elle, « il y a des choses de base qui doivent être respectées dans la classe. » (Doktar-Irouni : 328)

En prenant l’habitude de se conformer aux règles dès l’école, les élèves seront capables, plus tard, de s’adapter et de s’intégrer dans la société. Elle donne l’exemple de la ponctualité expliquant que, quand elle aura un travail, elle ne pourra pas se permettre d’arriver en retard (Doktar-Irouni : 69). « [Les règles servent à] nous donner des habitudes qui sont, qui nous servent dans notre vie. […] Ouais je pense que ça nous aide à mieux nous comporter quand on va être plus grands. » (Doktar-Irouni : 1360).

Si plusieurs règles à l’école sont justifiées parce qu’elle permettent de préparer les élèves à la vie en société, certaines n’ont, selon elle, aucun fondement. C’est le cas de la tenue vestimentaire, dont elle ne comprend pas la raison d’être (Doktar-Irouni : 150) : « Je vois pas l’intérêt, je vois pas ; le respect ça n’a pas rapport avec une casquette sur la tête (Doktar-Irouni : 371). Elle ne comprend pas non plus ce qui justifie la règle de fermeture des portes à l’heure du déjeuner qui empêche les élèves d’entrer ou de sortir de l’école pendant cette période (Doktar-Irouni : 168).

Tableau 4.43
Mise en œuvre : Doktar-Irouni

Comme on peut le voir dans le tableau 4.43, Doktar-Irouni voit la mise en œuvre des règles comme étant variable d’un enseignant à un autre. Elle considère néanmoins que, de manière générale, les règles sont effectivement appliquées dans cette école qu’elle compare à celle qu’elle a fréquentée auparavant : « …Alors je suis venue ici pis ici […] je trouve que ici quand même c’est très bien respecté. (Doktar-Irouni : 941).

Tout en restant prudente, Doktar-Irouni, explique qu’un moyen de faire respecter les règles consiste à se débarrasser des élèves ayant atteint l’âge de l’obligation scolaire en les renvoyant de l’établissement.

Et euh aussi je pense que […] quand on a changé de directeur il y a un an, tout d’un coup il y a plein d’élèves qui se sont fait renvoyer à cause qu’ils avaient peut-être 17 ans […] fait qu’ils les ont fait renvoyer plus rapidement pour se débarrasser des conneries qu’ils faisaient. Mais ça, c’est une impression que nous on a eue […] Genre plein d’élèves en même temps, […] tout d’un coup tu as l’impression qu’il y a quelque chose qui va pas. (Doktar-Irouni : 547).

Les règles ne sont cependant pas toutes mises en œuvre. Celles, par exemple, qui concernent la tenue vestimentaire ne font pas l’objet de beaucoup d’attention de la part des adultes. « Habituellement, ils disent rien [si on a les épaules nues] c’est un règlement mais qui est pas tellement respecté à l’école. » (Doktar-Irouni : 426).

Doktar-Irouni observe que l’application des règles varie sensiblement d’un enseignant à l’autre (Doktar-Irouni : 279). Certains « font exactement les règles à la lettre » (Doktar-Irouni : 887), d’autres qui « s’en fichent complètement » (Doktar-Irouni : 812). Elle revient sur ce point à plusieurs reprises, expliquant que le choix des sanctions est à la discrétion de chaque professeur (Doktar-Irouni : 895). Pour elle, les plus consciencieux, -ceux qui veulent véritablement permettre aux élèves de faire des apprentissages- sont aussi les plus sévères.

Ça dépend si le prof veut te faire apprendre quelque chose, si il a vraiment de l’intérêt pour qu’un élève apprenne quelque chose ou s’il veut juste faire un travail pis avoir sa paye à la fin du mois pis gagner sa vie comme ça. (Doktar-Irouni : 817).

Elle nuance toutefois ses propos en ajoutant qu’une même situation peut être perçue différemment d’une personne à l’autre.

Il y a des profs par exemple, on peut pas juste dire que si tu parles en classe pis un prof te dit rien […] c’est parce qu’il s’en fiche. […] Ça dépend du prof c’est pas qu’il y a un qui est meilleur que l’autre c’est juste la façon d’être. Y’a un qui veut que comme tu te taises quand le prof parle, il y a l’autre que ça la dérange pas celle-là. (Doktar-Irouni : 846).

Elle attribue ces différences de perception aux origines culturelles des enseignants qui, s’ils sont issus de la culture arabo-musulmane, sont plus intransigeants sur la façon de se tenir en classe que les Québécois, plus tolérantsà ses yeux. « Quand les profs sont québécois on dirait qu’ils sont plus habitués à des élèves québécois qui peut-être tutoient, qui euh se lèvent en classe. » (Doktar-Irouni : 257).

Je trouve que ça a beaucoup rapport avec la culture de la personne par exemple quand t’es habitué à faire quelque chose, quand t’as enseigné dans un autre pays, le prof est habitué à ce que les élèves s’assoient silencieusement, les élèves respectent le prof ou que la valeur du prof soit respectée dans le pays. (Doktar-Irouni : 286).

Au-delà des différences entre les professeurs, Doktar-Irouni mentionne des variantes dans l’application des règles par un même enseignant, selon les élèves : « On dirait que, peut-être parce que le prof aime moins l’autre élève, il applique plus sévèrement les règles avec elle qu’une autre » (Doktar-Irouni : 1204).

Tableau 4.44
Améliorations attendues : Doktar-Irouni

Comme l’indique le tableau 4.44, la principale demande de Doktar-Irouni concerne la dimension éducative qui devrait accompagner toute sanction. Elle doute de l’efficacité des suspensions qui ne dissuadent en rien les élèves qui persistent à récidiver. « ils doivent trouver peut-être une façon meilleure que de donner des suspensions chaque jour que la personne revient, encore fasse la même connerie, encore, encore une suspension. » (Doktar-Irouni : 592). Quant à l’éviction scolaire, elle ne fait que déplacer le problème ailleurs, sans contribuer à le résoudre.

Le renvoi d’école, ça fait juste, eux ils se débarrassent pis ils le mettent à une autre école, fait que c’est à une autre école qui doivent s’occuper de la personne. Alors je trouve que s’ils veulent vraiment aider ces gens à comprendre qu’ils ont fait quelque chose de mauvais ou à s’améliorer, ils doivent trouver un moyen qui est mieux. (Doktar-Irouni : 602).

À ses yeux, la sanction devrait permettre à l’élève de réfléchir à la faute qu’il a commise pour qu’il comprenne les avantages qu’il aurait à respecter les règles, plutôt que punir sans se soucier des leçons que l’élève peut en tirer (Doktar-Irouni : 635). « Un prof c’est là pour éduquer la personne. Une copie « Je ne ferai plus ça en classe », ça ne fait que perdre ton temps » (Doktar-Irouni : 613).

S’il lui avait dit « O.K. là tu vas, tu vas m’écrire quelque chose en disant les bénéfices de ne pas parler en classe » […] peut-être que l’élève aurait pris cinq minutes le soir pour au moins penser à la question et de trouver une solution. Mais d’écrire, tu fais rien, c’est juste ta main qui marche, après tu lui donnes pis t’as rien appris. C’est comme si le prof se débarrassait (Doktar-Irouni : 620).

Doktar-Irouni estime que des « règles de base », comme le respect de l’enseignant, doivent être strictement observées.

Par exemple dans mon pays, on s’assoyait dans la classe, on savait que le prof qui est devant nous, comme s’il était sacré le prof […] Mais ici, le prof il se tue pour te faire comprendre quelque chose, l’élève il veut rien savoir. (Doktar-Irouni : 347).

À travers les comparaisons qu’elle fait avec son pays d’origine, on comprend qu’elle souhaiterait que les enseignants fassent preuve de plus d’autorité. Elle trouve inadmissible qu’un enseignant en arrive à supplier ses élèves pour obtenir cinq minutes de silence.

Dans mon pays [...] un prof qui te disait « juste cinq minutes écoute moi ». Non! « Sors de la classe, tu veux rien apprendre tant pis, va travailler n’importe où ». Ici juste « S.T.P. cinq minutes écoute-moi » un prof qui dit ça à un élève c’est un petit peu bizarre. (Doktar-Irouni : 336).

Elle estime qu’au Québec, les enseignants souffrent d’un manque de reconnaissance qui affaiblit leur autorité, à comparer à ce qu’elle a connu en Iran où, dit-elle, les enseignants sont respectés.

Les élèves respectent le prof […] la valeur du prof [est] respectée dans le pays. Mais quand tu arrives ici [au Québec] il y a pas de valeur pour les profs. [...] les élèves font ce qu’ils veulent. (Doktar-Irouni : 292).

Elle en appelle à plus d’intransigeance de la part des adultes, surtout avec les élèves les plus âgés qui sont censés avoir atteint un stade de maturité suffisant pour comprendre la nécessité des règles (Doktar-Irouni : 1311).

Doktar-Irouni, qui parle de façon presque élogieuse des méthodes autoritaires qu’elle a connues en Iran, estime néanmoins que les adultes devraient comprendre que « les temps ont changé » et se mettre à la place des élèves (Doktar-Irouni : 1459). Elle apprécie que les élèves puissent être entendus et compris des adultes (Doktar-Irouni : 1008). Elle est particulièrement sensible aux marques de reconnaissance que ces derniers manifestent à l’endroit des élèves. « Lui [l’ancien directeur] il nous comprenait, il faisait pas un adulte qui vient juste là […], en nous traitant des enfants en disant « Tu fais ça, tu fais ça, tu fais ça « Non, il essayait de comprendre « ça c’est correct, ça c’est pas bon « ». (Doktar-Irouni : 1081).

Elle explique que pour qu’une règle soit respectée, elle doit être comprise et faire l’objet d’un accord de la part de ceux qui sont tenus de s’y conformer.

Que ce soit compris par tout le monde et que ce soit quelque chose pas voté mais que tout le monde ait eu sa part dedans, pour que ce soit une règle que tout le monde y participait pour dire […] « O.K. Est-ce qu’on fait ça? Est-ce que tout le monde est d’accord? Oui, O.K. » Ça devient une règle. (Doktar-Irouni : 1418).

Tableau 4.45
Rapports aux règles : Doktar-Irouni

Comme on peut le voir dans le tableau 4.45, Doktar-Irouni accepte les règles dont elle comprend la nécessité (acceptation relative). Elle se présente comme une personne attachée à des règles qu’elle a pris l’habitude de respecter dans son pays d’origine et dit n’avoir aucune difficulté à se conformer aux exigences. « Pis en Iran c’est tu t’assois à ta place, tu fais rien, ce que le prof il dit, le prof est correct, toi tu restes dans la classe, silencieuse, tu fais rien. Alors ça j’étais déjà habituée. » (Doktar-Irouni : 112).

Doktar-Irouni, qui arrive souvent en retard et est sanctionnée pour cela, considère toutefois qu’il est important d’imposer cette règle aux élèves, afin qu’ils s’habituent dès l’école à la ponctualité qui est une exigence à laquelle ils devront se conformer plus tard. « J’arrive souvent en retard pis je trouve, mais je trouve que c’est bon le règlement qu’ils font […] quand je pense que plus tard s’ils m’habituent dès maintenant à être à l’heure. » (Doktar-Irouni : 58).

Bien qu’elle renvoie l’image d’une jeune fille respectueuse des convenances, Doktar-Irouni se dit incapable de se conformer aux règles dont elle ne comprend pas le bien-fondé (Doktar-Irouni : 418). Pour elle : « une règle qui se respecte, c’est une règle qu’on comprend » (Doktar-Irouni : 442). « Donnez-moi l’explication pourquoi vous me dites de pas le faire! Est-ce que vous avez une raison valable pour ça? Non? Fait que moi je le fais. » (Doktar-Irouni : 429). « Moi, si je trouve que quelque chose est pas correct je le respecte pas. […] et si quelqu’un me demande l’explication je vais donner mon point de vue et quand je trouve que je suis correcte, je suis correcte. » (Doktar-Irouni : 400).

À travers ce qu’elle dit, on comprend qu’il lui arrive d’exprimer son désaccord, quand elle se sent dans son droit, ce qui a occasionné des démêlés avec des adultes de l’école. Elle raconte que, suite à un différent avec la secrétaire, elle n’avait pas l’intention, comme cela lui était demandé, de s’excuser pour une faute qu’elle n’avait pas commise. Grâce au soutien de sa mère, c’est finalement elle qui a obtenu les excuses de la secrétaire. (Doktar-Irouni : 1505).

Malgré quelques protestations, on peut penser que Doktar-Irouni s’adapte facilement aux exigences des enseignants, même si celles-ci varient de l’un à l’autre : « On s’habitue avec les profs. » (Doktar-Irouni : 877). D’ailleurs, son enseignant de morale et la directrice avec lesquels nous avons eu des échanges informels, parlent d’elle comme d’une élève calme qui ne pose pas de problème.

L’entretien avec Doktar-Irouni contribue à atteindre les objectifs spécifiques de cette recherche : circonscrire les fonctions qu’ils attribuent aux règles (1er objectif) ; identifier les règles qui, à leurs yeux, sont valorisées par l’école (2ème objectif) et discerner les conditions qui peuvent, selon eux, favoriser, le consentement aux règles à l’école (3ème objectif).

Elle considère qu’à l’école, la principale raison d’être des règles est de préparer les élèves pour leur vie future, mais elle dit ne pas toujours comprendre le bien-fondé de certains règlements (1er objectif).

Quand elle compare à son ancienne école, Doktar-Irouni estime que les règles sont relativement bien mises en œuvre ; par contre, si elle se réfère à ce qu’elle a connu en Iran, elle considère que la mise en œuvre manque de rigueur (2ème objectif).

Doktar-Irouni, dont les repères culturels sont prégnants, témoigne d’un grand respect pour les enseignants, qui, à ses yeux, ne bénéficient pas, au Québec, de la reconnaissance qui devrait leur revenir et qui leur confèrerait plus d’autorité. Ses propos, ponctués de références à son pays d’origine qu’elle présente comme un modèle, suggèrent des améliorations en matière d’encadrement. Toutefois, en même temps qu’elle en appelle à plus d’autorité, elle souhaite que les règles obtiennent l’adhésion des élèves. Elle exprime, par ailleurs, son désaccord vis-à-vis des sanctions qui n’ont aucune visée éducative (3ème objectif).

À travers ce qu’elle dit, on comprend que, sans être une élève indisciplinée, Doktar-Irouni n’est pas non plus une jeune fille soumise à l’autorité qu’elle revendique par ailleurs. Elle refuse catégoriquement de se conformer à des règles dont elle ne comprend pas le bien-fondé.