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4.2.3.13 Scarface (13)

Lors de la présentation du projet de recherche au groupe classe, Scarface a posé plusieurs questions (nombre de rencontres, utilité de la recherche, diplôme convoité). Il a été le premier de son groupe à se porter volontaire pour collaborer à cette recherche, avant même que nous ayons terminé les explications et répondu à ses questions. Scarface a 19 ans au moment de l’entretien, ce qui s’explique par le fait qu’il ne parlait pas français quand il est arrivé au Québec, six ans auparavant.

Originaire d’Irak, Scarface est musulman pratiquant et semble très attaché à la religion à laquelle il se réfère à diverses reprises. D’ailleurs, il a refusé une poignée de main expliquant que sa religion le lui interdisait.

Scarface avait proposé que l’entretien se déroule à la cafétéria, mais la présence d’un groupe qui y avait une activité rendait impossible l’enregistrement ; nous sommes donc allés voir la secrétaire qui nous a proposé la salle du personnel attenante à la réception. Au cours de nos échanges informels, il a expliqué qu’il était le septième et dernier enfant de sa famille qui ne compte qu’une fille. Il a également précisé qu’il suivait des cours du soir à la formation des adultes pour progresser en français. Avant l’entretien, il a d’ailleurs mentionné qu’il avait encore de la difficulté à s’exprimer en français.

Sa carte conceptuelle est la plus succincte de toutes avec seulement quatre points qu’il développe au cours de l’entretien : « justice », « sur tout le monde » ; « fidèle » et « suivre ou obéir ».

Tableau 4.54
Raisons d’être des règles : Scarface

Comme on le voit dans le tableau 4.54, la qualité des relations et l’encadrement pédagogiques sont les principales raisons d’être des règles du point de vue de Scarface. Il estime que les règles sont indispensables au bon fonctionnement de la société et qu’elles représentent un moyen de régler les problèmes en attribuant des rôles aux individus : « Comme, le mot règle vient du mot régler. Comment on dit ça. Classer […] Comme chaque chose, on lui donne son rôle » (Scarface : 182). Même si certaines règles sont plus importantes que d’autres à ses yeux, toutes méritent d’exister : « II y a des affaires qui sont principales et il y a des affaires qui sont secondaires. Mais quand même ça reste des règles mais il y a de l’importance [pour vivre en société] » (Scarface : 472). « Comme si on suit la règle je pense pas qu’il y a de problème. C’est à ça que ça sert la règle. » (Scarface : 202).

Bien qu’il n’en comprenne pas toujours le bien-fondé, Scarface estime que les règles ont sûrement une raison d’être qui n’apparaît pas nécessairement à première vue : « Quelque chose qui aide. Ça se peut que parfois il y a des règles qui aident sans le savoir. Comme, c’est bon sans que je sache que c’est bon pour moi » (Scarface : 948).

Il fait une distinction entre les règles de l’école, celles en vigueur dans la société et les règles religieuses, ces dernières étant de toute évidence celles qui ont le plus de valeur à ses yeux : « Bien sûr la première chose c’est la religion. Parce que quand vous vous voyez que c’est elle qui règle nos vies, qui nous donnent les limites » (Scarface : 551). S’agissant des règles de l’école, elles sont vues par Scarface comme devant permettre la réussite scolaire.

Je pense que premièrement […] on doit être à l’école, on doit pas être absent, ça c’est une règle […] deuxièmement, […] on doit apporter nos affaires parce que sans nos affaires on peut pas étudier, troisièmement on doit écouter les profs. Ça c’est comme d’écouter pour étudier. Les autres, c’est par exemple cafétéria, bon pour moi je les trouve secondaires. Ça pose pas de problème pour étudier. Parce que nous, on vient ici à l’école pour étudier. (Scarface : 520).

Tableau 4.55
Mise en œuvre : Scarface

Comme l’indique le tableau 4.55, à aucun moment, les propos de Scarface laissent entendre que les règles sont effectivement mises en œuvre. Dès le début de l’entretien, Scarface qui semble être en accord avec les règles, soulève la question de leur respect par ceux qui les édictent. « À l’école comme normalement, elles sont normales, comme, elles sont justes, l’affaire c’est l’appliquer. […] Est-ce que elle l’applique la personne qui fait la règle, ça c’est une question. » (Scarface : 45).

Il observe que certains enseignants laissent les élèves enfreindre les règles sans réagir : « y’a des profs qui s’en foutent. » (Scarface : 131). « Par exemple […] si je dis comme, j’dois pas aller comme pendant le cours, je dois pas sortir de la classe, ça c’est une règle, il y a des profs qui s’en foutent de ça, après ils laissent sortir les élèves. » (Scarface : 60). Scarface dénonce l’arbitraire des sanctions et illustre son propos par sa propre expérience sur laquelle il revient à de nombreuses reprises pour mettre en évidence ce qu’il vit comme une injustice. « Ici c’est écrit quelque part dans le règlement que en cas de retard ce sera une retenue. Mais la dernière fois je sais pas qu’est-ce qui s’est passé, mais à cause du retard ils m’ont suspendu. Ça c’est pas écrit dans l’agenda. » (Scarface : 76).

Tableau 4.56
Améliorations attendues : Scarface

Comme on peut le voir dans le tableau 4.56, les principales améliorations que suggère Scarface concernent l’égalité et la rigueur dans la mise en œuvre. Le premier mot qu’il dit avoir écrit sur sa carte conceptuelle est « justice » et c’est sur ce point qu’il commence l’entretien, expliquant que les règles se doivent d’être justes. « J’ai commencé par la justice, c’est parce que normalement quand il y a comme une règle, on doit savoir comme on doit être comme juste, comme on doit être logique. » (Scarface : 6).

Il dénonce avec insistance l’injustice qu’il observe et dans laquelle il perçoit une source potentielle de conflits. Il revendique haut et fort l’égalité en droit, rien ne pouvant, à ses yeux, justifier les privilèges octroyés à certaines personnes.

Sur tout le monde ça veut dire élèves et profs. Quand il y a une affaire c’est pas seulement les élèves qui doivent les suivre, c’est les profs ils sont impliqués. […] Y’a pas comme une importance comme eux ils ont le droit. C’est la même chose. C’est pour ça que si vous voulez voir, il y a maintenant des problèmes comme politiques parce qu’il y a certains gens qui pensent qu’ils sont plus importants que les autres. (Scarface : 387).

Ce qui vaut pour les élèves, vaut aussi pour les adultes et ceux qui ont édicté les règles doivent eux aussi s’y conformer : « Ben pour moi, [...] les règles, s’ils les font, c’est vrai que on doit les suivre, mais eux aussi ils doivent les respecter. […] Ils doivent respecter la règle qu’ils font » (Scarface : 261). Or, il constate que rien n’est prévu en cas de transgression des règles par les adultes. « Pour les élèves il y a les conséquences, mais pas pour les profs, parce que c’est eux qui font les règles alors je pense que […] qu’est-ce qu’on va faire […] pour qu’ils l’appliquent? » (Scarface : 235)

Cette revendication d’égalité s’accompagne d’une demande de considération de la part des adultes, qui, à ses yeux, ne tiennent pas compte de ce que disent les élèves. « Il nous prend pour des jeunes, pas pour des adultes. […] Comme quand on dit quelque chose il dit « oui, c’est bon « ou quelque chose, mais en réalité il l’écoute pas […] Ça c’est un problème! » (Scarface : 322).

Scarface, qui aspire à plus de considération de la part des adultes, ne voit cependant pas d’inconvénient à ce que ceux-ci édictent les règles, parce qu’ils ont à ses yeux l’expérience requise. Il estime néanmoins que les règles doivent être acceptées par les élèves et il explique qu’une « bonne règle » a des conséquences positives pour les élèves et pour les enseignants.

[Une « bonne règle »] Elle a une conséquence positive pour les élèves et pour les profs aussi pis les deux côtés. Pis les élèves, ils doivent être d’accord […] Alors pour moi les règles ça doit être accepté par les élèves et par les deux côtés. (Scarface : 950)

Ce qui justifie les règles doit être compris des élèves. Pour Scarface, il n’est pas question de négocier la règle, mais seulement d’en comprendre le bien-fondé.

Nous on veut pas négocier avec la règle parce que ça c’est la règle, quand même on va la respecter. Mais enfin [faut qu’on sache] qu’est-ce que ça va donner? Pourquoi cette règle-là elle est comme ça? […] On doit savoir pourquoi ça existe, à quoi ça sert cette règle. C’est ça. (Scarface : 617).

Scarface, qui déplore que les règles ne soient pas appliquées, en appelle à plus de rigueur. De son point de vue, « Une règle juste, c’est qu’on applique ce qui est dit » (Scarface :115). « Mais l’affaire, c’est comme je vous dis, c’est l’application. Si il y en a [des règles] il faut la respecter alors. Seulement ça » (Scarface : 1002).

Il estime que les règles doivent être appliquées à la lettre, tout comme les sanctions prévues en cas de transgression. Il revient plusieurs fois, nous l’avons vu, sur ce dernier point qui le concerne au premier chef, puisqu’il a été suspendu pour des retards alors qu’il n’aurait dû avoir qu’une retenue. « Dans le règlement c’est écrit que en cas de retard ce sera une retenue et pas une suspension » (Scarface : 91).

Tableau 4.57
Rapports aux règles : Scarface

Le tableau 4.57 met en évidence le rapport paradoxal que Scarface entretient vis-à-vis des règles. À travers ce que dit Scarface, on peut supposer qu’il se conforme aux règles en vigueur, même s’il n’en comprend pas le bien-fondé, car de son point de vue, toutes les règles sont justifiées et doivent être suivies.

Fidèle c’est que quand il y a une règle […] on doit la suivre. Parce que on sait que la règle elle existe pas pour rien. C’est quelque chose que même si […] on la trouve pas logique, mais je pense que c’est quelque chose qu’on doit suivre quand même. (Scarface : 431).

Derrière son apparente soumission aux règles, Scarface manifeste cependant une tendance à la contestation qui lui vaut, à l’école, une réputation dont il semble tirer une certaine fierté.

Comme par exemple, comme ici, moi je suis connu ici par les profs, tous les profs, même le directeur, que moi, je discute. […] Parce que je pense que le Dieu nous a donné un cerveau alors quand on a peur qu’on le voit que c’est pas juste, on doit s’exprimer, on doit le dire pourquoi. On doit justifier. (Scarface : 600).

Effectivement, Scarface a la réputation de tenir tête aux adultes, si l’on en juge par les propos que tient à son endroit la directrice adjointe avec qui nous nous sommes entretenue de façon informelle. Quand elle a appris que Scarface était au nombre des répondants, elle a levé les yeux au ciel en disant : « je ne dirai rien, je porterais un jugement. ». Elle nous a néanmoins confié que Scarface n’était « absolument pas représentatif des élèves de l’école » ; qu’elle avait toujours des problèmes avec lui : « il veut toujours argumenter, il lui faut un régime à part. C’est un cas exceptionnel, on ne peut pas le tenir. ». La directrice qui a parlé de ses origines Pied-noir, ne cache pas son hostilité vis-à-vis de Scarface : « Il se pense au-dessus de tout » et « il ne respecte pas les femmes, même s’il dit le contraire ». Les propos de Scarface confirment le contentieux qu’il a avec la directrice. Il relate une discussion animée qu’il a eue avec elle.

Elle dit « quand je dis quelque chose, c’est fini on ne discute pas ». Je dis « mais Dieu il nous donne un cerveau comme par exemple si cet agenda vous « disez » c’est rouge [il montre un agenda bleu] moi je vais vous expliquer comment c’est pas rouge » […] Quand il y a quelque chose qu’on le voit, c’est clair pour nous, on doit s’exprimer quand même. (Scarface : 635).

Scarface, qui manifestement conteste ce qu’il perçoit comme de la mauvaise foi de la part de la directrice, insiste à plusieurs reprises sur le devoir de défendre son point de vue quand on constate une aberration ou une injustice. « Ben comme je vous ai dit, si comme un pays démocratique alors s’il y a une règle qu’on voit pas que c’est juste, on doit au moins s’exprimer. On doit comme dire, on doit savoir. » (Scarface : 596).

Il proteste énergiquement quand il perçoit un manque de respect à son endroit et se distingue en cela des autres élèves qui, à ses yeux, acceptent sans rien dire que des enseignants soient irrespectueux à leur endroit.

[Quand je vois] comme manque de respect, des trucs comme ça, moi je dois exprimer […] Il y a des élèves qui disent ok ça va. Ils acceptent, mais moi […], je dois m’exprimer, je dois le dire pourquoi cette affaire que c’est pas juste. Pourquoi cette affaire que c’est pas correct. (Scarface : 721).

À ses yeux, ces situations d’irrespect des élèves sont fréquentes. L’exemple qu’il donne pour illustrer son propos met en évidence un sentiment d’impuissance face à un rapport de force inégal dans lequel il se sent doublement victime d’injustice : non seulement on lui manque de respect, mais c’est lui qui est sanctionné : « ça c’est moi qui ai été suspendu et je dois écrire une lettre d’excuse. [alors que c’est] lui [qui] m’a dit maudite m… [expression grossière] » (Scarface : 808).

Au sentiment d’injustice qu’il exprime, se mêle donc un sentiment d’impuissance face aux adultes qui ont tout pouvoir.

Comme par exemple, dans le passé, quand ils m’on suspendu, j’ai parti à la directrice, et j’ai dis « mais vous avez pas le droit, parce que c’est écrit qu’il y a des retenues. » Elle dit : « c’est moi qui fais la règle ici! » Alors, qu’est-ce que vous voulez que je fasse? […] Parce que c’est eux qui fait la règle. (Scarface : 242).

Malgré les conséquences qu’il a subies pour avoir tenu tête aux enseignants, Scarface estime qu’il a quand même eu la possibilité de dire ce qu’il pensait et c’est pour lui le plus important.

J’ai eu des suspensions, j’ai eu des retenues à cause de ça [s’exprimer], j’ai eu du copiage, des choses comme ça. Mais je m’en foutais ; moi, quand je veux m’exprimer, je dois m’exprimer. Mais les autres non ; ils ont peur des conséquences, alors, ils prennent pas le risque. (Scarface : 763).

Bien que convaincu d’être dans son droit, Scarface a fini par se plier à la demande des adultes devant la menace d’expulsion. Il raconte en détail cet épisode qu’il a vécu comme une injustice flagrante.

L’affaire c’est que le prof a commencé à raconter des mensonges […] Moi, j’ai juré même sur la tête de ma mère j’ai juré que j’ai pas fait ça, mais elle, [la directrice] elle voulait pas comprendre. Elle sait très bien que moi j’ai rien fait. […] Pis après elle a dit « je te donne de maintenant jusqu’à midi tu dois décider. Ou changer d’école, expulsion, ou rester et puis écrire une lettre d’excuse. […] Moi, je veux pas de problème alors j’ai décidé de s’excuser pis je sais même que moi, j’ai rien fait. J’ai dit c’est plus mieux que expulsé. (Scarface : 833).

Les éléments que fournissent les propos de Scarface permettent d’atteindre les objectifs spécifiques que nous nous étions fixés : circonscrire les fonctions qu’ils attribuent aux règles (1er objectif) ; identifier les règles qui, à leurs yeux, sont valorisées par l’école (2ème objectif) et discerner les conditions qui peuvent, selon eux, favoriser, le consentement aux règles à l’école (3ème objectif).

Pour lui, les règles permettent de réguler les rapports entre les personnes et d’assurer un bon fonctionnement. Àl’école, elles favorisent la réussite scolaire. Toutes les règles ont, à ses yeux, une raison d’être, même s’il ne sait pas toujours lesquelles (1er objectif).

Scarface s’insurge toutefois contre la façon aléatoire dont les règles sont appliquées et le côté arbitraire des sanctions. Il en appelle à plus de rigueur et revendique l’égalité en droit : les adultes doivent, eux aussi, respecter les règles qu’ils imposent aux élèves (2ème objectif);

Bien qu’il insiste pour dire que les règles sont indispensables et qu’il faut s’y soumettre, Scarface refuse de se résigner sans rien dire aux décisions qu’il juge injustes ou incohérentes. Il n’hésite pas à tenir tête aux adultes, car il estime qu’il est de son devoir de dénoncer les injustices qu’il constate et ce, même si cela entraîne des conséquences disciplinaires. Scarface, qui rappelons-le a 19 ans, exprime à plusieurs reprises un sentiment d’impuissance face aux adultes qui ont tout le pouvoir.